Faire confiance au feu divin sous les cendres de l’histoire. Réflexions à l’occasion de la réception du Prix 2023 de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France

La cérémonie d’attribution du Prix 2023 de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France (AJCF) a eu lieu le 15 novembre 2023 à Paris. Le prix a été remis à la bibliste et théologienne Anne-Marie Pelletier, dont tout le parcours d’enseignante et de chercheuse «est éclairé par la tradition juive et par la compréhension de l’enracinement juif du christianisme», comme l’a souligné Jean-Dominique Durand, président de l’AJCF. Dans son allocution de remerciements, Anne-Marie Pelletier a lancé un pressant appel à faire confiance au «feu divin sous les cendres de l’histoire», selon l’expression de Claude Vigée. Voici le texte de cette allocution, transmis gracieusement par l’AJCF.

Je voudrais commencer par un immense et chaleureux merci adressé d’abord au plus près de moi, à Monsieur Hubert Heilbronn, à l’origine de ce prix, qu’il a fondé il y a trente-cinq années, à Monsieur le Président de l’Amitié judéo-chrétienne, Jean Dominique Durand, à Monsieur le Grand rabbin de France, Haïm Korsia, à Madame le rabbin, chère Pauline Bebe. À ces remerciements j’ajoute des salutations très chaleureuses aussi en direction de vous toutes et tous qui me rejoignez ce soir, venant parfois de loin. J’en suis extrêmement touchée.

Bien sûr, ces remerciements sont chargés d’un peu de confusion pour les paroles qui viennent d’être prononcées. Des paroles élogieuses qui mériteraient d’être partagées avec bien d’autres au service de l’amitié judéo-chrétienne. Mais comment ne pas ajouter que ces remerciements sont chargés aussi et d’abord de beaucoup d’émotion? Parce que ce prix de l’AJCF, que vous avez décidé de m’attribuer, se concrétise ce soir, quarante jours après le séisme du 7 octobre. Ainsi, nous nous retrouvons, cette année, pour célébrer l’amitié entre juifs et chrétiens, à un moment de déchirement et de douleur, où remontent à la mémoire juive – à la mémoire de nous tous – de très, très mauvais souvenirs: les souvenirs hallucinés de l’histoire de la persécution, des massacres et des cruautés innommables du siècle dernier, qui s’associent à des noms que l’on prononce en frissonnant, Belzec, Treblinka, Babi Yar, Auschwitz, Maidanek, et tant d’autres, jusqu’au pogrom de Kielce, dans la Pologne de 1946, signe terrifiant de ce que la coupe que l’on croyait pleine au lendemain de la guerre, pouvait encore déborder. Elle a débordé de nouveau – ô combien – au kibboutz de Be’eri, à celui de Kfar Aza, à Sderot… le 7 octobre. Et elle déborde encore avec les prises d’otages pour lesquels nous tremblons toujours. Nous nous retrouvons au milieu de cet effroi d’une terre ensanglantée, infernale, où «Rachel pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, parce qu’ils ne sont plus» (Jérémie 31,15). Des deux côtés de la frontière, au sein de l’un et l’autre peuple qui se font face. Et nous nous retrouvons tandis que l’antisémitisme, qui a déchaîné au 20ème siècle ses pires démons contre le peuple juif, plastronne de nouveau, à commencer en France. 

En d’autres temps, je me serais probablement attardée ce soir à un exercice de mémoire personnelle. J’aurais évoqué cet attachement à Israël qui fait mystérieusement partie de ma vie depuis ma prime adolescence, en ces années lointaines, où j’avais dévoré le livre de Fadiey Lovsky, Antisémitisme et mystère d’Israël, trouvé par hasard sur un rayon de librairie à Paris, alors que j’étais à la recherche d’une lumière sur cette évidence qui me poursuivait: celle d’être née à proximité immédiate d’un événement insondable, vertigineux, déterminant – je ne savais pas comment, mais déterminant! – dans l’histoire de l’humanité, que nous désignons depuis 1985 du nom de Shoah. Une réalité, où s’exprimait le mal absolu, le «mystère d’iniquité» en langage chrétien, et dont l’excès faisait signe simultanément à une profondeur de l’histoire où Dieu était engagé.

En d’autres temps encore, j’aurais évoqué – je me serais fait un devoir «filial» d’évoquer – tous ceux qui, au long des années, ont éclairé, affermi ma conviction que le mystère d’Israël concernait mon identité de chrétienne, était impliqué dans ma foi de chrétienne, était au cœur de la confession de foi chrétienne. Et aussi cette conviction que la lecture des Écritures bibliques, qui devait tant m’occuper, était d’abord un avoir-part au trésor d’Israël, qui m’était rendu accessible par Jésus, le juif. J’aurais aimé dire ma gratitude à Henri Meschonnic, qui dirigea ma thèse sur le Cantique des cantiques, à Pierre Lenhardt, qui tout près d’ici m’introduisit avec d’autres chrétiens à la tradition rabbinique, à Jean-Marie Lustiger, auteur de La Promesse, ce livre considérable, à Sœur Dominique de la Maisonneuve, qui fut mon professeur d’hébreu au Sidic, à Paul Beauchamp, ce maître éminent en lecture de l’Un et l’autre Testament. Et à bien d’autres, auxquels je dois tant.

Mais, ce soir, je voudrais délaisser le registre de l’histoire personnelle pour vous partager quelques réflexions balbutiantes, qui me tiennent à cœur, en reliant notre rencontre particulière aux événements du monde que nous vivons. Non que je fasse de ce Prix un événement cosmique. Mais simplement parce que je voudrais plaider l’idée que ce qui nous réunit, dans sa modestie même, est le témoignage rendu à une réalité essentielle, qui doit éclairer aujourd’hui notre regard, nous conforter dans la confiance, par-delà nos désarrois.

En l’occurrence, je voudrais relier notre rencontre à quelques mots de Claude Vigée. Cet immense poète juif, qui fut l’ami proche d’un certain nombre d’entre vous, qui nous a quittés en 2020, l’auteur entre autres de La lutte avec l’ange, Dans le silence de l’aleph, Un panier de houblon, et de tant d’autres grands écrits portés par la conscience que: «Jacob et poésie ont le même destin/être juif ou poète/c’est tout un ». C’est Claude Vigée, justement, qui exhortait dans un texte de 1992 à reconnaître «sous les cendres de l’histoire», «un feu divin caché»[1]. Un feu divin, où «l’infini affleure au fini», et qu’il nous revient urgemment de reconnaître, de nous aider mutuellement à reconnaître, et d’honorer ensemble de notre confiance.

«Les cendres de l’histoire»…

Elles sont de plus en plus épaisses chaque jour. Ce sont les cendres de la mort, du deuil, de la dévastation. Les cendres de nos espoirs ruinés. Ce sont les cendres sous lesquelles disparaît aujourd’hui le tracé des chemins de la paix. Tout ce présent qui nous trouve impuissants, désorientés, peut-être bien désespérés, implorant secours avec les mots du psalmiste: «Dans cette nuit où je crie en ta présence… sauve-nous» (Psaume 88) ou encore, suppliant «Délivre-nous du mal», la dernière demande du Notre Père des chrétiens.

Que nous le voulions ou non, en chaque jour présent, la vie du monde avec son poids de malheurs est une épreuve à soutenir. Et l’on dirait que Mochè de Kobryn a parlé pour nous, quand depuis les terres du hassidisme, il prévenait: «De nos jours, le degré supérieur de la piété, ce n’est ni l’étude ni la prière, mais d’accepter le monde tel qu’il est».

Ainsi la violence semble tout commander, avoir investi toute l’actualité des peuples, comme cette Dulle Griet dans le tableau de Brüeghel, figure infernale parcourant d’un pas irrésistible les espaces d’un monde incendié, entièrement livré à la guerre. Une situation qui a tout pour conforter la conviction – déjà celle d’Héraclite! – que c’est polemos, le dieu de la guerre, qui est le maître, le père de tous, le moteur de l’histoire. C’est bien ainsi d’ailleurs que les mythes de création anciens, tout autour d’Israël, voyaient les choses, le début de toutes choses et donc la loi de la vie. Ils figuraient des combats primordiaux, des luttes à mort, au principe du monde et de l’humanité.  

Pourtant la tradition biblique invite à résister à cette problématique.

Souvenons-nous: la note première, originelle, qui est comme la signature divine apposée sur l’œuvre de chacun des jours de la création, a pour nom le tov, tov meod: «Dieu vit que cela était bon, très bon» (Genèse 1). Ce mot de bonté dit sobrement, mais avec force, la vérité de ce qui sort des mains divines, de ce qui émane de la volonté bienveillante de Dieu, selon les Écritures, la marque de la création chargée de l’énergie de la vie de Dieu, porteuse de fécondité et d’avenir. Ici, c’est donc le tov, accompagné de la bénédiction, qui est au principe du monde, comme d’ailleurs à son terme, selon la prophétie, qui profile l’eschatologie en termes de réconciliation, de paix, de shalom. Certes, dans la suite du texte, la violence vient vite: dès Genèse 4! Vite, mais tout de même seulement en Genèse 4. Certes, cette violence est décrite comme une puissance en expansion. Sa nature est de se multiplier, d’attirer, d’absorber en elle la vie des humains, au point que le verdict tombe deux chapitres plus loin. La méchanceté de l’homme a perverti la terre, mis en échec le plan de Dieu. Elle a démenti la bonté originellement déclarée. En Genèse 6, Dieu se repent d’avoir créé les humains et annonce à Noé que «la fin de toute chair est arrivée». Osons remarquer, au passage, que l’état du monde qui prélude au déluge n’est pas sans analogie avec notre situation présente...

Il n’empêche que le plan divin ne sombre pas avec les eaux du déluge.

Ce plan résiste à cette séquence extrême. Le déluge qui est geste de jugement radical est aussi un recommencement, un rebond de l’histoire, Dieu se résignant à composer avec les desseins mauvais du cœur de l’homme. L’histoire continuera donc, et désormais selon une double ligne. Sous le double signe de la violence de l’homme – encadrée, limitée par la loi, mais la limite inclut la possibilité de la transgression! – et sous le signe de la bénédiction divine, qui ne peut être reprise, car si elle l’était, ce serait l’abolition de la création. On devine la complexité du scénario et l’épreuve que ce sera d’en soutenir l’expérience. Mais c’est le propre des Écritures bibliques – et aussi ce qui fait leur crédibilité – que d’affronter et de tenir cette tension, de nous entraîner à la tenir.

Ainsi, la surface empirique du temps est-elle constituée par l’histoire des entreprises et des passions humaines, bonnes ou mauvaises, dont s’engendrent nos civilisations mortelles. C’est l’histoire des «nations en tumulte», des peuples où enfle le «murmure», des rois en révolte (Psaume 2). L’histoire qui occupe les historiens, mais dont le peuple juif se sera curieusement/paradoxalement désintéressé, comme le remarquait le grand penseur juif Yosef Yerushalmi dans les pages de son Zakhor[2].

Car effectivement, il y a en Israël la conscience que les événements qui composent la mémoire des peuples, les généalogies de leurs souverains, les péripéties de leurs conquêtes, n’épuisent pas la réalité de l’histoire. Tout cela n’en est peut-être bien que l’écume. Il y a, de fait, en Israël, l’expérience d’être convoqué par une autre temporalité, d’être constitué témoin d’une autre histoire, celle que Dieu accompagne, où il se laisse rencontrer et connaître, où il ne cesse d’opposer sa vie aux forces de la mort. Il y a l’histoire de l’Alliance. Une histoire que Y. Yerushalmi justement contre-distingue de la précédente en la désignant comme une mémoire. Cette mémoire recueille «l’histoire profonde», qui a rapport au plan créateur de Dieu, à la fidélité à son projet – que l’humanité réussisse envers et contre tout, en commençant avec Israël, objet du choix de Dieu. Cette mémoire garde le souvenir des actes de puissance de Dieu, dont la libération de l’esclavage d’Égypte est l’événement paradigmatique. Des actes de puissance, dont le propre est qu’ils relèvent d’un passé qui ne passe pas, un passé qui a en propre de se réactualiser, d’advenir au présent pour chaque nouvelle génération.

Autrement encore, la mémoire dont il s’agit ici atteste d’une œuvre de Dieu en travail d’accomplissement, et qui a pour ressort la volonté divine de déployer le tov originel dans sa puissance de création et de recréation. Cette mémoire atteste de ce que, cachée dans l’épaisseur de la vie chaotique du monde, existe une histoire portée par la dynamique/par l’énergie du tov, bien plus irrésistible et déterminante finalement que celle du mal[3]. Une énergie du tov, qui défait les nœuds de l’esclavage, qui ruine les entreprises des méchants, qui dessine une histoire finalisée par la victoire de Dieu. Une victoire promise et acquise, malgré tout ce que les hommes peuvent opposer à la volonté divine. Une histoire, qui se dérobe à nos regards myopes, mais où l’inouï des pensées et du projet de Dieu a l’initiative.

Je crois que c’est quelque chose comme cela que nous désigne Claude Vigée, quand il parle du «feu divin sous les cendres de l’histoire». Il le fait dans des pages d’hommage à Avrom Sutzkever, le poète yiddish, dont la voix s’est élevée depuis l’indicible du 20ème siècle, portant en particulier le souvenir incongédiable du ghetto de Vilno et de son fils nouveau-né qui y fut assassiné[4]. C’est à A. Sutzkever, ce poète lumineux au sein même de l’épouvante, que Vigée doit la conviction que je nous propose de partager ce soir. En reconnaissant que l’objet des Écritures bibliques n’est autre que le témoignage porté à ce «feu divin», que l’amoncellement des cendres ne peut étouffer. C’est de cette Présence qu’Israël est garant à travers une histoire exposée au pire et qui pourtant est soutenue par l’accompagnement du Dieu qui a appelé Abraham et qui a conduit sa descendance jusqu’à notre présent. Et j’ajoute que c’est de cette même histoire profonde dont Dieu est l’acteur, que participe le salut que confesse la foi des chrétiens attachée à Jésus de Nazareth. 

Et, en tout état de cause, c’est de cette histoire que relève ce qui est advenu entre nous, juifs et chrétiens, depuis quelques décennies, et que symbolise si puissamment l’œuvre de Joshua Kofman que vous venez de me remettre[5]: cette imprévisible reconnaissance mutuelle, au débouché de vingt siècles d’hostilité, en l’occurrence ce dégagement chrétien d’un aveuglement qui a produit mépris, persécution, gestes criminels.

Le mot de «frère» a enfin pu se former sur la bouche des chrétiens, et avec lui l’entrée dans le respect, l’estime, la gratitude de se savoir greffés sur Israël. L’Amitié judéo-chrétienne entretient la mémoire de cette histoire proche, avec ses jalons de lumière, la Conférence de Seelisberg, la rencontre de Jules Isaac et du pape Jean XXIII, Nostra Aetate, les initiatives de Jean-Paul II à Rome, à Jérusalem, celles de Benoît XVI, l’acte de repentance des évêques de France à Drancy, etc. Et puis, il y eut en 2015 les mots très bouleversants prononcés au collège des Bernardins par vous, Monsieur le Grand rabbin, la «Déclaration pour le jubilé de fraternité à venir» remise au cardinal Vingt-Trois où, chrétiens, nous nous sommes entendu désigner comme vos frères et sœurs. Quelle émotion, alors que nous avions tout fait pendant deux millénaires pour nous faire connaître de vous comme vos ennemis!

Cette fraternité mutuellement déclarée, voilà, exemplairement, un événement de l’histoire profonde, celle qui ne peut pas exister si Dieu n’en est pas l’artisan dans les cœurs. Par conséquent un événement impossible à vue humaine, qui accomplit et outrepasse ce que J. Isaac et Jean XXIII pouvaient espérer en 1960. Un événement hors des standards de l’histoire que les êtres humains construisent. Un événement, qui est une signature de la présence irrévocable de Dieu dans un monde, dont il paraît si souvent absent. Un événement «signe des temps», comme nous disons en christianisme, qui pourrait être comme un indice de notre marche en direction de la consommation des temps. J’ajoute aussi: un événement qui ne peut pas ne pas nous confronter à l’énigme douloureuse des pensées de Dieu, qui nous déconcertent. Car comment comprendre que l’accès à cette relation fraternelle entre nous, ait eu pour préalable – oserions-nous dire pour condition – l’exacerbation extrême du mal qui s’est manifestée dans la Shoah, livrant sans secours Israël aux forces du mal, atteignant ainsi les fondements de l’espérance juive affrontée à la nuit abyssale de «l’éclipse de Dieu», comme dit Martin Buber. Et qui doit bien sûr interroger l’espérance chrétienne… Il y a manifestement plus dans l’histoire que Dieu fait que ce qui nous est accessible.

C’est justement de cette histoire en excès que me semble participer notre rencontre de ce soir.

Même si ses apparences sont modestes, petite lumière vacillante dans une actualité sous les bourrasques d’une violence qui nous tétanise. Voilà peut-être bien d’ailleurs l’occasion de se rappeler que la visibilité des œuvres de Dieu n’est pas celle des événements qui s’affichent dans nos médias et nos livres d’histoire. Rappelons-nous ainsi que – par-delà ce qu’en a consacré et que célèbre la mémoire croyante – les événements de l’histoire biblique d’Israël auront été bien peu de chose au regard du grand spectacle de la vie des empires du Proche-Orient ancien. Tout comme l’histoire dont est fait le récit des Évangiles, au temps de César Auguste, dans un canton perdu de l’empire romain, est quasiment insignifiante au vu de ce qui faisait les préoccupations du monde du 1er siècle.

Pour terminer

Notre rencontre de ce soir peut sembler un point minuscule dans l’actualité présente. Pourtant, si elle s’inscrit dans l’histoire que Dieu suscite et visite, elle pèse bien plus qu’elle n’en a l’air. Elle nous convoque ensemble pour défendre la cause de cette histoire que Dieu conduit. Ensemble, juifs et chrétiens, chacun selon son identité et sa vocation. Contre tous les chantages du mal. Et ils sont légion, y compris en Ukraine, qui fut une terre d’élection du judaïsme avant l’extermination nazie, et qui est de nouveau dévastée aujourd’hui…

Ainsi, je nous invite à voir notre rencontre comme un appel à la confiance que le bien édifie plus sûrement que le mal ne détruit. Un appel à la reconnaissance qu’un surcroît d’humanité est la vraie réponse à l’inhumanité, comme l’a plaidé si ardemment le grand romancier juif, Vassili Grossman, natif de Berditchev en Ukraine: «Tout ce qui est inhumain est insensé et inutile». Pensée capitale en ces jours où la réponse à l’innommable broie une population palestinienne condamnée à l’enfer…

Je nous invite à croire que la haine, si incrustée soit-elle, peut être défaite par la fraternité: cette vérité que les Écritures affichent dès la finale du livre de la Genèse, avec l’histoire de Joseph; et dont l’amitié judéo-chrétienne – tellement improbable il y a encore un siècle – fait aujourd’hui la démonstration. 

Enfin, m’adressant spécifiquement aux chrétiens, je nous invite à regarder en face, sans esquive, la tragédie de l’antisémitisme, qui se remet à flamber comme jamais autour de nous. Cette hydre monstrueuse, qui dissimule en son sein, doublement, la haine de Dieu et la haine de l’autre. Et qui touche donc la racine de notre humanité. Je me demande si une première manière de l’affronter efficacement ne serait pas – pour les chrétiens – de prendre un peu mieux la mesure de ce que signifie la fraternité ouverte entre nous, juifs et chrétiens depuis un demi-siècle, et dont je redis qu’il nous faut y voir un événement de l’histoire profonde de l’humanité[6]. D’en prendre la mesure et d’en prendre soin. De garder avec vigilance cette fraternité toute neuve, que nous évoquons et célébrons ce soir. De la protéger du retour d’un si long passé d’antijudaïsme meurtrier, dont nous ne pouvons ignorer qu’il a nourri l’antisémitisme et qu’il hante encore des esprits dans les communautés chrétiennes.

Car, ne nous leurrons pas, ce que nous désignons désormais comme «l’amitié judéo-chrétienne» reste trop souvent une «niche» dans la vie des communautés chrétiennes, dont quelques-uns seraient les spécialistes, dispensant les autres d’en être concernés. Notre moment présent met les Églises au pied du mur: vont-elles donner vraiment corps, dans la conscience des chrétiens, à la fraternité d’humanité – mais qui est aussi fraternité théologiquement fondée et requise – qui les unit au peuple juif ? Cette fraternité qui leur fait le devoir d’être concrètement, publiquement, les premiers gardiens/responsables de leurs frères juifs. Ainsi, par exemple, va-t-on se saisir effectivement et largement, dans l’ensemble de l’Église catholique, du document publié par la Conférence des évêques de France en juin 2023, Déconstruire les préjugés de l’antijudaïsme, et que le Grand rabbin Haïm Korsia a préfacé[7]?

Terminer sur ces questions est une manière de charger d’encore plus de gravité notre rencontre. Mais sans affaiblir l’espérance. Car, si les temps que nous vivons sont redoutables, ils doivent avoir aussi la vertu de nous faire faire un nouveau pas en direction les uns des autres, forts de l’encouragement de Rabbi Nahman de Bratslav, que je laisse parler pour terminer:

Découvre le miracle de l’aube fracturant la noirceur de la nuit,
Fais danser les mots pour qu’ils deviennent des oiseaux,
Écris le chant joyeux de la guérison, le chant précieux de la délivrance.
Ainsi tu te souviendras de ton futur.

[1] Claude Vigée, L’héritage du feu, Paris, Mame, 1992.
[2] Yosef Yerushalmi, Zakhor, Histoire juive et mémoire juive, Paris, Éd. La Découverte, 1984.
[3] Claude Vigée, « … être juif c’est d’abord participer à la mémoire du commencement du monde, puis à sa lente, sa dure rédemption à travers le temps de l’histoire, en associé loyal, responsable et passionné du Créateur », ouvrage cité, p. 41.
[4] Claude Vigée, ouvrage cité, « La vocation poétique de Sutzkever », p. 12-29.
[5] [ndlr] À compter de 2023, le prix de l’AJCF est symbolisé par un réplique miniature de la sculpture Synagoga and Ecclesia in Our Time que Josuah Koffman a réalisé à la demande de l’Université Catholique Saint-Joseph (Philadelphie,  USA) pour souligner le 50ième anniversaire de la déclaration conciliaire Nostra Aetate. On a aussi ajouté au titre du prix de l’AJCF le nom d’Hubert Heilbronn, qui l’a proposé et créé en 1988.
[6] Rappelons que le P. Gaston Fessard faisait de la dialectique du païen et du juif la clé de voûte de son anthropologie sociale, voir F. Louzeau, L’anthropologie sociale du Père G. Fessard, Paris, PUF, 2009.
[7] Conférence des évêques de France, Déconstruire les préjugés de l’antijudaïsme, Préface du Grand rabbin de France Haïm Korsia, Avant-propos de Mgr E. de Moulins-Beaufort, Paris, Cerf, 2023.

Remarques de l’éditeur

Anne-Marie Pelletier est agrégée de lettres modernes et docteur en sciences des religions. Professeur des universités, elle a enseigné successivement à Paris-X et à l’université de Marne-la-Vallée, la linguistique, la poétique et la littérature comparée. De 2001 à 2013, elle a été chargée d’enseignement à l’Institut européen des sciences des religions. Jusqu’en 2022, elle a enseigné l’Écriture et l’herméneutique à la Faculté Notre-Dame (actuellement Collège des Bernardins, Paris) et au Centre Sèvres – Facultés jésuites. Elle a publié entre autres Lectures du cantique des Cantiques, De l’énigme du sens aux figures du lecteur (Rome, Pontificio instituto biblico, 1989); D’âge en âge les Écritures, La Bible et l’herméneutique contemporaine (Bruxelles, Lessius, 2004); Lectures bibliques, Aux sources de la culture occidentale (Paris, Nathan/Cerf, 1996; nouvelle éd. Paris, Cerf, 2001). Pour plus de détails, voir son site https://www.annemariepelletier.com/.

Un enregistrement audio des interventions faites lors de la cérémonie de remise du Prix AJCF-Hubert Heilbronn 2023 à Anne-Marie Pelletier est disponible sur le site de l’AJCF. Les textes en seront publié en version imprimée dans un prochain numéro de Sens, la revue de l’AJCF.