«Du dialogue judéo-chrétien à l’étude en commun» Un symposium commémoratif marque l’avènement d’une nouvelle ère

«Lire le même texte – Du dialogue judéo-chrétien à l’étude en commun» était le titre d’un symposium international qui s’est déroulé le 9 novembre 2021 au Centre d’études juives Cardinal Bea de l’Université Pontificale Grégorienne à Rome. «Passer du dialogue judéo-chrétien à l’étude en commun est un pas en avant important», a déclaré le président du Centre Cardinal Bea, le professeur Etienne Veto.

C’est «le fruit d’une graine plantée il y a 20 ans», selon Aldegonde Bennenkmeijer-Wehrhahn qui, avec son mari, a fondé le Centre Cardinal Bea et le Centre d’étude du christianisme de l’Université hébraïque de Jérusalem. «Comme la petite graine de moutarde de Matthieu 13,31-32, le Centre Bea est devenu, vingt ans plus tard, un arbre fort qui a grandi, un arbre fin et beau» a-t-elle déclaré.

Le symposium a démontré la véracité de ces paroles. Il comprenait deux jours de sessions d’étude conjointe de textes juifs et chrétiens et un après-midi de colloque entre des experts venus des États-Unis, d’Autriche, d’Allemagne, d’Italie et d’Israël. En conclusion de ces discussions stimulantes et animées, le professeur Veto s’est déclaré «impressionné par la quantité de connaissances mutuelles qui ont été démontrées. En fait, nous n’aurions pas pu faire cela les uns sans les autres. Cela a été un pas en avant qui a dépassé le dialogue», a-t-il dit, «comme il est écrit dans le Talmud: ‘L’apprentissage des savants augmente la paix dans le monde’.»

Le professeur Nuno da Silva Goncalves, doyen de l’Université Pontificale Grégorienne (ou «la Grégorienne», comme les étudiants aiment l’appeler) a fait référence à un commentaire du pape François lors de l’audience qu’il a donnée au Centre Cardinal Bea à l’occasion du 50e anniversaire du décès du cardinal Bea le 28 février 2019. Il a déclaré: «Le dialogue doit se faire à deux voix, les témoignages de savants juifs et chrétiens qui enseignent ensemble ont plus de valeur qu’une multitude de discours.»

La date de la conférence, le 9 novembre 2021, marquait quelques anniversaires importants. L’année 2021 est celle du le 20e anniversaire de fondation du Centre Cardinal Bea (un an et demi après celle du Centre d’études du christianisme à Jérusalem). La date du 9 novembre a été choisie parce qu’elle correspond au 63e anniversaire de la «Nuit de cristal» qui a fait rage dans les villes et villages d’Allemagne et d’Autriche en 1938, premier signe majeur des horreurs indicibles qui allaient faire disparaître 70 à 85 millions de personnes, soit environ 3 % de la population mondiale, durant les sept années qui ont suivi. En 1989, à la même date, la chute du mur de Berlin marquait la fin de l’Union soviétique.

Les interventions alternaient entre l’étude d’un texte chrétien par un chercheur juif et la réponse d’un chrétien et vice versa. La formule peut être qualifiée d’avant-gardiste et s’est avérée plus stimulante qu’une présentation unilatérale conventionnelle. Les points de vue de «l’autre» étaient rafraîchissants et révélateurs de nouveaux niveaux de compréhension mutuelle.

La spécialiste juive américaine Amy-Jill Levine, professeure de Nouveau Testament et d’études juives à la Divinity School de l’Université Vanderbilt, auteure prolifique et coéditrice d’un Nouveau Testament annoté par des Juifs présenté au pape François lors d’une audience privée, a donné dans un style très vivant une conférence sur «Le bon Samaritain» (Luc 10,25-37). Selon son habitude, son interprétation a mis en évidence la culture et l’héritage juifs de Jésus et la signification de la parabole en termes contemporains.

Ses commentaires sont issus de ce qu’elle aime définir comme sa «forte identité juive», qui continue de l’inciter à se concentrer sur les racines juives de Jésus. «Il n’est pas nécessaire de croire en Jésus en tant que Seigneur et Sauveur pour apprécier son message de justice et de compassion», a-t-elle déclaré, ajoutant qu’«il est utile d’entendre la parabole comme une histoire racontée par le Juif Jésus à d’autres Juifs (....). Nous choisissons comment lire –la responsabilité d’utiliser correctement la Bible est entre nos mains. Ici et en de nombreux autres endroits, Jésus indique clairement que l’Écriture d’Israël est la parole divine, une source de sagesse et une source de vie.» Jésus fait référence à la Torah, qu’il serait préférable de traduire non pas par «loi» mais par «instruction».

La parabole cite le commandement de Lévitique 19,18 «Tu aimeras ton prochain comme toi-même», lequel, souligne la professeure Levine, a été repris par «Rabbi Aqiva, un maître juif également exécuté par les Romains un siècle après Jésus». Il a dit qu’aimer son prochain comme soi-même «est le plus grand principe de la Torah». Un autre commandement «tu aimeras l’étranger comme toi-même, car vous étiez des étrangers au pays d’Égypte» (Lévitique 19,16), montre que l’interprétation du terme «prochain», comme désignant exclusivement un autre Juif est erronée. Le véritable message est le suivant: «L’amour doit s’étendre au-delà des membres de notre propre groupe», a déclaré la professeure Levine.

Après avoir clarifié les malentendus courants sur le véritable contexte juif de la parabole, elle a présenté sa «lecture juive».

«En plaçant les paroles de Jésus dans un contexte moderne, j’entends le défi. Je suis un Juif israélien attaqué par des voleurs, et tandis que deux personnes qui auraient dû me secourir –un membre du Likoud et un membre de Yesh Atid (deux partis politiques contemporains)– ne le font pas, un Palestinien de Naplouse offre son aide. Si nous pouvons imaginer ce scénario, et si les gens du Moyen-Orient peuvent l’imaginer, alors il y a un espoir de paix.»

Il convient d’ailleurs de noter qu’il n’est pas rare, effectivement, que sur les routes israéliennes, des Palestiniens aident des Israéliens dans le besoin. La réciproque est vraie également.

En réponse à la professeure Levine, le professeur Pino Di Luccio, a noté que «la parabole du bon Samaritain est une actualisation de l’enseignement de la Torah» puisque, comme le dit Levine, «la Torah n’est pas une liste de choses à faire: La Torah est une instruction pour la vie quotidienne, et c’est l’actualisation de l’interprétation du commandement de l’amour de Dieu.»

Une autre étude «interreligieuse» étonnante a été présentée par le Père Christian Rutishauser, chercheur jésuite à l’Université de Salzbourg en Autriche.

Il a choisi d’examiner le message du célèbre rabbin hassidique orthodoxe du 20e siècle, Joseph Soloveitchik, qui n’a jamais cessé d’exprimer son opposition au dialogue théologique, mais qui, selon lui, a exprimé des concepts profonds qui inspirent les deux religions. « L’homme de la Halakhah de Soloveitchik – Une réassurance pour les Juifs avec un pouvoir d’inspiration pour les chrétiens» était le titre de sa conférence.

Dans son livre L’Homme de la Halakhah, Soloveitchik «défend la dignité et la beauté de l’existence halakhique face à la philosophie et à la psychologie de la religion de la modernité», a déclaré le professeur Rutishauser. Dans une exploration approfondie de la pensée de Soloveitchik, Rutishauser s’est exclamé: «(...) un chrétien doit se positionner face à la conception moderne, orientée vers l’anthropologie, de la foi et de la religion. En lisant L’homme de la Halakhah, il apprend comment le fait quelqu’un d’autre, un intellectuel juif orthodoxe», qui l’aide «à se positionner dans l’ère moderne. (...) Il découvre également une riche interprétation des textes talmudiques et apprend une interprétation théologique des prières liturgiques juives et des coutumes des fêtes». Il décrit la Halakhah comme «un système spirituel: (...) le halakhiste n’est pas seulement au service de la connaissance. Il est toujours aussi le serviteur d’un mode de vie éthique.»

En explorant les similitudes avec la croyance chrétienne, Rutishauser a souligné «le fait que le mouvement religieux et spirituel va de la transcendance vers le monde concret et non l’inverse. (...) Soleveitchik, comme la foi chrétienne, est soucieux de préserver un concept qualifié de révélation qui est antérieur à l’expérience religieuse. Si on l’abandonne, la foi tombe dans la subjectivité et le relativisme.»

«Ce n’est que dans la mesure où il vit de manière éthico-normative, où il est actif sur le plan créatif, où il fait le bien et assume ses responsabilités qu’il se rend immortel. Aucune âme, aussi éthérée soit-elle, ne garantit l’éternité de l’homme. Seule l’action créatrice, seul l’acte juste est plus fort que la mort.»

Rutishauser a établi de nombreuses comparaisons entre la conception de l’orthodoxie juive chez Soloveitchik et le christianisme. Son «accent sur l’exécution, sur le normatif et l’éthique est également très stimulant pour la foi chrétienne. (...) L’essai de Soloveitchik», a conclu Rutishauser, «donne une assurance de soi grandiose au juif orthodoxe de l’ère moderne. Pour un chrétien, il est plus qu’inspirant. Il pose un défi aux débats théologiques et interreligieux, même si Soloveitchik était réticent à s’y engager.»

La répondante juive du conférencier jésuite, la professeure Karma Ben Johanan de l’Université Humboldt de Berlin et de l’Institut Hartman de Jérusalem, a souligné l’importance du choix de Rutishauser «de ne pas s’engager avec un penseur juif dans un débat ouvertement dialogique, dont le but déclaré serait de combler les fossés entre le christianisme et le judaïsme», mais plutôt «de souligner la singularité de l’expérience juive, et d’éviter de la réduire ou de l’abstraire de son contexte juif unique, au nom du dialogue».

Quant aux rôles dialogiques que les intervenants du séminaire se sont eux-mêmes attribués, Ben Johanan a commenté avec humour: «En tant qu’Israélienne intéressée par la théologie catholique, on m’a souvent posé la question suivante: Qu’est-ce qu’une brave fille juive comme vous fait à étudier toute cette théologie catholique?» En paraphrasant, nous pourrions demander ceci: Qu’est-ce qu’un brave jésuite comme Rutishauser fait à étudier L’homme de la Halakhah ? Elle a alors cité Rutishauser qui a affirmé avoir fait le choix de ce «texte apologétique» pour défendre «la dignité et la beauté de l’existence halakhique face à la philosophie de la religion et à la psychologie de la religion de la modernité» créant ainsi, selon Ben Johanan, «un espace pour l’existence juive orthodoxe dans une culture séculière». En cela, les deux chercheurs sont d’accord, l’œuvre de Soleveitchik est très pertinente pour les catholiques également.

Connecté par vidéo depuis Jérusalem, le professeur Israel J. Yuval de l’Université hébraïque, a rappelé qu’il y a 20 ans, lorsque ces deux institutions ont été fondées à Jérusalem (le Centres d’études du christianisme) et à Rome (le Centre Cardinal Bea) l’intérêt des Juifs pour l’étude du christianisme était faible. Mais au cours de ces deux décennies, plusieurs «changements fondamentaux» se sont produits. Aux yeux des Juifs, le christianisme est passé du statut de fille à celui de religion sœur; le Talmud et le Midrash ont été considérés comme reflétant les idées de l’époque du Nouveau Testament, dont on pense maintenant qu’elles ont précédé le judaïsme talmudique. «Il est également apparu une croyance, non explicite, selon laquelle les textes juifs contenaient une controverse latente avec le christianisme.» Par conséquent, «le christianisme peut être considéré comme ayant un rôle clé dans l’histoire religieuse des Juifs dans l’Antiquité tardive.» Yuval a même suggéré que la Torah orale «était une réponse au ‘Nouveau Testament’».

Les spécialistes chrétiens et juifs recherchent aujourd’hui des parallèles dans leurs sources respectives, soutient-il. «Au cours de conversations entre le Professeur Etienne Veto et moi», a-t-il déclaré, l’idée est née «d’établir des cadres institutionnels d’enseignement et de recherche conjoints, dans lesquels des experts chrétiens et juifs ainsi que des étudiants se rencontreront pour étudier ensemble les sources juives et chrétiennes. (...) L’étude des textes relie les gens, crée la confiance et augmente la conscience de l’autre (...). Elle devient un pont qui relie les cultures et les religions. (...) Elle aide à réaliser le concept du dialogue Je-Tu mis de l’avant par Buber.»

Le séminaire de deux jours a reçu son apport final avec un stimulant atelier d’Amy-Jill Levine intitulé «Comprendre Jésus et Paul, c’est comprendre le judaïsme. Corrigeons les erreurs courantes». En entendant son exposé vif et fascinant, on ne pouvait s’empêcher de penser à quel point la participation à ce genre de discussion serait profitable à tous ceux qui prononcent aujourd’hui des sermons de toutes sortes sans prendre en considération le contexte historique lorsqu’ils interprètent les textes.

Remarques de l’éditeur

Lisa Palmieri-Billig est la représentante en Italie de l’American Jewish Committee et son agent de liaison avec le Saint-Siège.
Source: Vatican Insider,15 Décembre 2021. Traduction de l’anglais et adaptation par Jean Duhaime pour Relations judéo-chrétiennes.
L’enregistrement intégral du colloque est disponible sur YouTube (anglais et italien): https://www.youtube.com/playlist?list=PL0OnbX3C2yovOTFLHnPsqQKJe2ynWsjV6