Dans cet ouvrage paru d’abord en anglais (2019), Gavin D’Costa, professeur émérite de théologie catholique à Université de Bristol, analyse la doctrine selon laquelle «l’alliance que Dieu conclut avec son peuple, les juifs, est irrévocable» (p. 9). Enracinée dans l’épitre aux Romains (11,29) cette doctrine a été affirmée au Concile Vatican II dans Lumen Gentium (1964, no 16 ; ci-après LG) et Nostra Aetate (1965, no 4 ; ci-après NA) et a été explicitée dans l’enseignement subséquent de l’Église. L’étude couvre une période de cinquante ans, entre ces deux textes conciliaires et le document de 2015 de la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme «Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables» (Romains 11,29) – Une réflexion théologique sur les rapports entre catholiques et juifs à l’occasion du 50e anniversaire de Nostra Aetate (no 4) – (ci après Les dons).
Dans le premier chapitre, D’Costa présente sa problématique et sa méthode. Selon la doctrine catholique traditionnelle, l’alliance conclue entre Dieu et Israël avait été révoquée parce que le peuple juif y avait été infidèle en rejetant son messie. Il s’en dégageait trois conséquences principales. Les rites cérémoniels juifs étaient devenus inutiles depuis la venue du messie, vers lequel ils étaient orientés. Le peuple juif a perdu irrévocablement la terre qui lui avait été promise et donnée. L’Église devait chercher à convertir aussi bien les juifs que les non-juifs, conformément aux instructions de Jésus (voir Matthieu 10,5-6 et Marc 16,15).
Le concile Vatican II a transformé cette position en admettant que l’alliance de Dieu avec le peuple juif est irrévocable, à cause de la fidélité de Dieu à sa promesse (LG no 16; NA no 4). Selon D’Costa, il s’agirait ici exclusivement du peuple juif biblique (p. 37). La reconnaissance du judaïsme rabbinique comme destinataire de la promesse serait venue principalement dans les discours du pape Jean-Paul II (à Mayence 1980 et à Brasilia en 1991). Elle a été reprise par les papes Benoît XVI et François, puis a été intégrée dans Les dons en 2015. Le modèle privilégié pour exprimer la relation entre catholiques et juifs, est celui d’un «accomplissement» du judaïsme en la personne de Jésus-Christ (p. 54).
On n’a pas encore mesuré toutes les conséquences de cette nouvelle position catholique à l’égard du peuple juif. C’est ce que se propose D’Costa en abordant successivement la valeur du rituel religieux juif (chap. 2), la promesse de la terre et son lien à l’Israël d’aujourd’hui (chap. 3 et 4), l’appel à la mission universelle (chap. 5). Sans prétendre qu’ils légitimeraient explicitement les positions qu’il avance, il puise surtout dans des textes ecclésiaux, dont l’autorité varie selon leur origine et leur genre, pour mettre au jour les trajectoires doctrinales qui se dessinent et voir jusqu’où elles peuvent mener.
Dans le deuxième chapitre, D’Costa veut répondre à la question: «Les lois ‘rituelles’ juives (…) sont-elles efficaces pour instaurer une relation juste entre le peuple juif et le seul vrai Dieu – du point de vue de l’enseignement catholique sur l’alliance irrévocable?» (p. 57) Si oui, cela ne contredit il pas l’enseignement traditionnel de l’Église ? Selon D’Costa, ce dilemme se résout par une clarification des termes et une analyse nuancée des énoncés antérieurs du magistère. La notion d’«alliance irrévocable» entre Dieu et le peuple juif peut être intégrée à la doctrine catholique si on reconnaît qu’elle n’est pas salvifique en elle-même, mais que «sa grâce et ses bénédictions s’accomplissent en Jésus-Christ, la source de toute grâce» (p. 61).
Une analyse serrée de textes antérieurs du magistère démontre qu’ils ne contredisent pas les enseignements récents. Le principal est la Bulle Cantate Domino du concile de Florence (1441). Elle reconnaît que les prescriptions cérémonielles de l’Ancien Testament, divinement instituées, étaient efficaces pour les juifs «bibliques». Selon les Pères de l’Église, cette efficacité était fondée sur l’orientation téléologique de ces rites vers le Christ (p. 83). La pratique continuée de ces rites dans le judaïsme rabbinique «peut encore être considérée comme divinement instituée et efficace», dans la mesure où il s’agit d’actes posés en toute bonne foi par juifs qui sont dans l’«ignorance invincible» du Christ Jésus (p. 83). Reconfigurées de manière messianique, de telles pratiques seraient également légitimes pour les catholiques d’origine juive (ou «catholiques hébraïques»), par analogie avec l’exemple de Jésus et de la communauté apostolique primitive (p. 85). Quant aux juifs messianiques, ils ne présentent généralement pas leurs pratiques juives comme indispensables au salut en dehors de la foi au Christ (p. 88). D’autres textes, incluant la déclaration Dominus Iesus (2000) de la Congrégation pour la doctrine de la foi, et Les dons (2015) sont lus dans le même sens.
La question de la promesse de la terre est posée comme suit: «Puisque les catholiques en sont maintenant venus à accepter la validité de l’alliance juive comme irrévocable et instituée par Dieu, devraient-ils confirmer que la promesse de la terre est maintenant réalisée, d’une certaine manière, en Israël?» (p. 116). Selon le document Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne de la Commission biblique pontificale (2001, ci-après Le peuple juif), la promesse de la terre fait clairement partie de l’alliance de Dieu avec le peuple juif. «Cette promesse est inconditionnelle mais exige du peuple qu’il rende gloire à Dieu, qu’il vive vertueusement et qu’il s’abstienne de l’idolâtrie» (p. 153). Sa réalisation peut prendre du temps; elle suppose le rassemblement du peuple, qui peut avoir une signification eschatologique; par ailleurs, «elle ne peut comporter de violence non-défensive» (p. 153).
Que devient cette promesse dans le Nouveau Testament? Le texte est un peu ambigu sur ce sujet. D’une part, on souligne que les auteurs du Nouveau Testament interprètent cette promesse dans un sens symbolique, en référence au «Royaume des cieux» (Matthieu 5,5) ou à une « patrie céleste» (Hébreux 11,9); mais ceci «ne doit pas nous faire oublier qu’une terre concrète a été promise par Dieu à Israël et reçue effectivement en héritage» (Le peuple juif, no 57, cité p. 155). Cette affirmation signifierait que «la promesse de la terre dans l’Ancien Testament reste valide et n’a pas fait l’objet d’une substitution» (p. 161). C’est aussi ce que soutiennent certains interprètes protestants ou juifs messianiques.
D’Costa aborde ensuite la manière dont la Commission présente le Temple et Jérusalem dans le Nouveau Testament (Le peuple juif¸ no 51, cité p. 166-167). Le Temple conserve son statut symbolique de demeure divine (Matthieu 21,13; Jean 2,16; Apocalypse 11,1-2); mais il y a aussi un dépassement, car le corps ressuscité de Jésus devient le nouveau Temple (Jean 2,22) et les croyants, membres de ce corps, forment une maison spirituelle (1 Corinthiens 12,27; 1 Pierre 2,4-5). Dans l’Apocalypse, la Jérusalem qui descend du ciel n’a pas de temple matériel, car c’est Dieu et l’Agneau qui en tiennent lieu (Apocalypse 21,10.22). Il y aurait là deux courants en tension, ce qui laisse ouverte «la question de savoir si le Temple doit se trouver dans la terre restaurée d’Israël» (p. 168).
Le Nouveau Testament reconnaît l’importance de Jérusalem dans le dessein de Dieu. La ville est aussi «le symbole de l’accomplissement eschatologique». C’est pourquoi, «à la faveur d’un approfondissement symbolique (…), l’Église reconnaîtra toujours les liens qui l’unissent très intimement à Jérusalem et à son Temple» (Le peuple juif, no 51, cité p. 169). Selon D’Costa, «ici, le symbole n’abolit nullement la réalité historique» et «la ville réelle sur le mont Sion» conserve «sa signification permanente» (p. 170). Selon un texte de Matthieu (Matthieu 23,37-39, non cité par la Commission), on pourrait même envisager «que le retour final du Christ aura lieu dans la ville sainte» (p. 170).
Au chapitre 4, D’Costa se demande si, selon l’enseignement catholique, la promesse de la terre au peuple juif «est reliée positivement à l’État d’Israël venu à l’existence en 1948», ce qui pourrait justifier ce qu’il appelle «un sionisme catholique minimaliste» (p. 173). La thèse du chapitre s’énonce ainsi: «Alors que les facteurs sociopolitiques font que le sionisme catholique minimaliste est actuellement proche de l’impossible, théologiquement, il existe un telos qui exigerait un tel sionisme catholique minimaliste» (p. 187).
Sur le plan diplomatique, la relation entre le Vatican et «les aspirations juives à un État et, plus tard, à l’État lui-même» est «complexe et parfois tendue» (p. 187), pour plusieurs raisons. La théologie anti-juive aurait influencé certains des premiers acteurs du Vatican. La peur de perdre le contrôle sur les églises chrétiennes et sur les lieux saints aurait poussé le Vatican à résister au retour des juifs, surtout à partir de 1918 (chute de l’empire ottoman). Un troisième motif serait le sort fait aux Palestiniens suite aux guerres de 1948 et de 1967, le différend non résolu entre Israël et les Palestiniens, et le soutien apporté aux Palestiniens par la plupart des pays arabes (p. 188). Au cours de cette histoire pleine d’embûches, le fait que la diplomatie vaticane n’a pas atteint ses objectifs aurait contribué à «écarter toute forme de sionisme minimaliste» (p. 206).
Sur le plan théologique, les éléments d’un «sionisme catholique minimaliste» se trouvent dans une section des Notes pour une correcte présentation des juifs et du judaïsme dans la catéchèse de l’Église catholique (Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme, 1985, VI, 1 – citée p. 208). On y souligne que la nombreuse Diaspora d’Israël a conservé «le souvenir de la terre des ancêtres au cœur de ses espérances» et on invite les chrétiens «à comprendre cet attachement religieux (…) sans pour autant faire leur une interprétation religieuse particulière de cette relation». L’existence et les options politiques de l’État d’Israël doivent être envisagées en référence «aux principes communs du droit international» selon une optique «qui n’est pas elle-même religieuse». On ajoute aussi que la permanence d’Israël serait un signe qu’«il reste le peuple choisi». Le chapitre est complété par l’analyse d’autres documents, dont des déclarations des évêques catholiques de France (1973) et des États-Unis (1975). L’ensemble permet de conclure, que «certains aspects de la promesse de la terre peuvent être liés et identifiés à l’État d’Israël fondé en 1948 en tant qu’État juif»; mais d’autres, notamment ceux énoncés dans Le peuple juif en 2001, pourraient servir à «mener avec soin une critique des pratiques et de la gouvernance de l’État» (p. 228).
La question traitée au chapitre 5 est celle-ci: «L’enseignement de l’Église selon lequel elle doit évangéliser tous les hommes et tous les peuples (Ad Gentes no 5) doit-il inclure le peuple juif à la lumière des nouveaux enseignements établis à Vatican II et développés depuis?» (p. 243-244). Selon certains, l’Église de Vatican II cesserait d’enseigner qu’il y a une mission envers les juifs: c’est ce qu’indiquerait l’omission, dans Nostra Aetate, d’une référence à la conversion des juifs qui figurait dans une version antérieure. D’autres estiment que les juifs «se trouvent aujourd’hui dans une alliance salvifique avec Dieu», et constituent une exception à la mission d’évangéliser (p. 250-251). On ajoute que le salut des juifs adviendra dans l’eschaton, sans qu’ils aient à reconnaître explicitement Jésus-Christ (p. 252). Enfin, la mission ne serait pas appropriée envers les juifs, puisqu’ils connaissent déjà le vrai Dieu (p. 258). D’Costa ajoute un dernier argument: «Dieu veut la pérennité de son Peuple Élu, les Juifs. Poursuivre auprès d’eux une mission qui détruit l’identité juive est contraire à la volonté de Dieu» (p. 259).
En réponse, D’Costa soutient que «l’omission» laisse la question ouverte. En ce qui concerne l’«exception», elle s’applique aux modalités de la mission envers les juifs et non à sa nécessité, car l’enseignement de l’Église «ne permet pas de comprendre le judaïsme comme salvifique en lui-même» (voir Dominus Iesus no 14, cité p. 265-266). Quant à la dimension eschatologique du salut pour les juifs, elle n’a empêché ni Jésus ni Paul de s’adresser d’abord à eux (p. 274). La mission, «comprise comme la conversion à Jésus-Christ, fait toujours partie de la mission de l’Église catholique auprès des juifs» (p. 282), mais «elle appelle une forme spécifique de mission et de témoignage» (p. 286, commentant Les dons, no 40).
Dans une dernière section, D’Costa attire l’attention, sur «l’importance de l’ecclesia juive et des catholiques hébraïques». L’Église de la Nouvelle Alliance se définit comme rassemblant juifs et gentils (Les dons, no 43). La présence de catholiques d’origine juive dans l’Église actuelle devrait la pousser à redécouvrir davantage les origines juives de l’Église primitive. Dans la foulée, «l’Église pourrait-elle développer un ministère pour les catholiques hébraïques en son sein?» (p. 295). Enfin, ces catholiques hébraïques ne pourraient-ils pas «apporter un témoignage crédible au peuple juif qu’être catholique n’implique pas l’éradication de l’identité juive?» (p. 295-296). D’Costa souligne cependant qu’«on ne peut s’attendre à ce que la plupart des juifs accueillent favorablement cette prise de conscience croissante au sein de l’Église catholique» (p. 296) et que cela pourrait rendre plus difficile le dialogue entre juifs et chrétiens.
Une brève conclusion résume clairement et succinctement l’essentiel de chacun des chapitres (p. 299-302). La bibliographie et les index de l’édition originale n’ont malheureusement pas d’équivalent dans l’édition française.
Dans cette étude, D’Costa aborde des questions doctrinales importantes. Son travail repose sur une abondante documentation, dont il prolonge les trajectoires pour anticiper quelques «options réelles pour un futur développement doctrinal concernant le peuple juif bien-aimé de Dieu» (p. 302). Certaines affirmations sont cependant contestables. Il n’est pas évident que Nostra Aetate ait seulement les juifs bibliques en vue, puisqu’on y recommande « un dialogue fraternel » avec les juifs. De même, D’Costa force l’interprétation lorsqu’il utilise Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne pour traiter la question de la promesse de la terre. Les positions avancées manifestent un souci de préserver la cohérence des enseignements fondamentaux de l’Église concernant le caractère universel du salut offert en Jésus-Christ et de la mission évangélisatrice de l’Église. L’exposé révèle également une préoccupation sérieuse pour les catholiques hébraïques dans l’Église et un intérêt pour les mouvements juifs messianiques.
Cet ouvrage fouillé montre bien l’évolution des doctrines catholiques sur le peuple juif depuis Vatican II dans les documents du magistère et dans les textes apparentés. Mais il fait voir du même coup les difficultés théologiques qui freinent ou empêchent le développement d’une relation fondée sur la reconnaissance réciproque et sur la mutualité. À ce propos, on pourrait souhaiter que les Éditions du Cerf fassent aussi connaître à leurs lecteurs des travaux théologiques qui ouvrent des perspectives différentes, ancrées davantage dans la pratique du dialogue, (par ex. Philip A. Cunningham, Seeking Shalom, 2015).
Terminons par quelques détails techniques. La traduction française conserve en plusieurs endroits des tournures de l’anglais pour lesquelles on aurait pu substituer l’équivalent français. Dans la révision, il aurait fallu compléter et harmoniser les notes qui ont été adaptées, corriger encore une dizaine de coquilles et ajuster quelques renvois (surtout en p. 151, renvoyer aux p. 162-164, et non 97-98; en p. 248, renvoyer aux p. 255-259 et 275-278 et non aux p. 158-161 et 173-174).