Autour du document «Kairos Palestine»

Le document «Un moment de vérité», mieux connu sous le titre «Kairos Palestine», a été lancé le 11 décembre 2009 par un groupe de chefs religieux chrétiens palestiniens1. Accueilli favorablement dans certains milieux chrétiens, il suscite des interrogations ailleurs, notamment dans les cercles de dialogue judéo-chrétiens.

Autour du document «Kairos Palestine»

Jean Duhaime

Le document «Un moment de vérité», mieux connu sous le titre «Kairos Palestine», a été lancé le 11 décembre 2009 par un groupe de chefs religieux chrétiens palestiniens1. Accueilli favorablement dans certains milieux chrétiens, il suscite des interrogations ailleurs, notamment dans les cercles de dialogue judéo-chrétiens. Tout en y reconnaissant la nécessité de se montrer solidaires avec la souffrance palestinienne, plusieurs estiment que ce texte est porteur d’une vision trop partiale de la situation et qu’il ne peut être endossé sans de sérieuses réserves.

Une parole de chrétiens palestiniens

«Kairos Palestine» se présente comme le point de vue de Palestiniens chrétiens qui, ayant réfléchi sur le drame de leur peuple (point 1), expriment leur foi, leur espérance et leur amour (points 2 à 4), puis lancent un appel à divers groupes (points 5 à 9)

Pour ces chrétiens, la réalité la plus accablante est «l’occupation israélienne des Territoires palestiniens, notre privation de notre liberté et tout ce qui en résulte» (1.1). Ils constatent également qu’ «Israël tourne en dérision le droit international et les résolutions internationales» et viole les droits de l’homme (1.2), tout en prétendant agir par légitime défense (1.4). Ces actions causent des souffrances aux Palestiniens, dont plusieurs sont poussés à émigrer (1.3), tandis que d’autres ripostent par la négociation ou par la résistance armée (1.5).

Face à cette réalité, les auteurs de «Kairos Palestine» affirment leur foi en un Dieu bon et juste «qui nous a créés (…) pour édifier ensemble cette terre» (2.1). Selon leur lecture des Écritures Saintes, «la promesse de la terre n’a jamais été la base d’un programme politique» (2.3). Affirmant que leur lien à la terre (de Palestine) «en est un de droit naturel», ils présentent la présence juive comme le résultat d’une initiative de l’Occident pour réparer, à leur dépens, «l’injustice qu’il avait commise à l’égard des juifs dans les pays d’Europe» (2.3.4). Ils dénoncent «l’occupation israélienne des Territoires palestiniens» comme «un péché contre Dieu et contre la personne humaine» (2.5).

Malgré cette situation, ces chrétiens palestiniens voient de nombreux signes d’espérance (3.3), entre autres dans les communautés chrétiennes, les dialogues interreligieux, et «les voix juives et israéliennes plaidant pour la paix et la justice». Ils fondent leur espoir de «vaincre le mal de la guerre» dans la Résurrection de Jésus, «vainqueur de la mort et du mal» (3.5).

Quant au commandement de l’amour laissé par Jésus, il n’implique pas qu’on consente au mal ou à l’oppression: «L’amour consiste plutôt à corriger le mal et à arrêter l’oppression». Dans la situation présente, «l’occupation israélienne est un mal auquel il faut résister» par des moyens «qui rentrent dans la logique de l’amour», tels que la désobéissance civile et le boycott économique et commercial de tout produit de l’occupation (4.2).

L’appel lancé dans le document «Kairos Palestine» varie selon les divers groupes visés. Les chrétiens palestiniens sont invités «à résister dans ces temps difficiles» (5.3). Un appel est fait aux musulmans pour qu’ils rejettent le fanatisme et l’extrémisme (5.4.1). La main est aussi tendue aux juifs avec lesquels on affirme être «capables d’organiser notre vie politique (…) selon la logique et la force de l’amour, une fois l’occupation terminée et la justice rétablie» (5.4.2).

Les Églises du monde sont invitées à venir voir ce qui se passe sur place, à condamner toute forme de racisme «y compris l’antisémitisme et l’islamophobie», mais aussi à «prendre des positions de vérité en ce qui concerne l’occupation du Territoire palestinien par Israël» qui pourraient inclure «le boycottage et le retrait des investissements» (6.3). On suggère des mesures similaires à la communauté internationale (7). Les chefs religieux juifs et musulmans, «au nom d’une vision commune de la personne humaine», se voient rappeler «l’obligation de défendre l’opprimé et la dignité que Dieu lui a accordée» (8).

Enfin, les auteurs du document lancent «à notre peuple palestinien et aux Israéliens» un appel qui «vise à parvenir à une vision commune bâtie sur l’égalité et le partage» (9.1), à promouvoir une éducation religieuse et humaine nouvelle (9.2), un État bâti «sur l’égalité, la justice, la liberté et le respect du pluralisme» (9.3). Ils invitent les dirigeants palestiniens à mettre fin à leurs divisions et la communauté internationale à «respecter la volonté du peuple palestinien librement exprimée» (9.4). Ils réclament en terminant une solution politique fondée sur une vision prophétique de Jérusalem comme ville internationale «vers laquelle tous les peuples s’acheminent et où ils se rencontrent dans l’amitié et l’amour en présence du Dieu un et unique» (9.5).

En conclusion, les auteurs affirment leur conviction que la bonté de Dieu triomphera et qu’ils finiront «par entrevoir une ‘terre nouvelle’ et un ‘homme nouveau’, capable de s’élever par son esprit jusqu’à l’amour de tous ses frères et sœurs qui habitent cette terre» (10).

Appui de leaders religieux palestiniens et de divers groupes chrétiens

Lors de son lancement en décembre 2009, le document «Kairos Palestine» a été signé officiellement par une quinzaine de leaders religieux palestiniens, dont Mgr Michel Sabbah, Patriarche latin émérite de Jérusalem et Mgr Attalah Hanna, Archevêque grec orthodoxe. Dans une déclaration commune d’appui, ces leaders religieux disaient souhaiter que le document soit accueilli positivement, comme le document sud-africain «Kairos Soweto» qui s’avéra à l’époque (1985) «un outil de lutte contre l’oppression et l’occupation».

Quelques jours plus tard (15 décembre 2009), Christian Eeckhout, frère dominicain, dressait un des premiers bilans de la réception de ce document2. À cette date, le texte avait été signé par quelques centaines de chrétiens palestiniens appartenant à différentes confessions. Il avait reçu l’appui du Conseil Œcuménique des Églises (COE) qui «a grandement participé à la publication de ce texte, notamment sur son site», mais «n’appelle pas à le soutenir». L’appel n’avait cependant pas été signé par l’actuel Patriarche catholique de Jérusalem, Mgr Fouad Twal et n’avait pas été repris par le Vatican. De même, Eeckhout notait l’absence de chrétiens évangéliques parmi les signataires, «sans doute parce qu’ils font une lecture différente de la Bible».

Le soutien du COE a été réaffirmé le 15 avril dernier par le pasteur Olav Fykse Tveit, Secrétaire général de l’organisme, lors de la 13e assemblée générale de la Conférence Chrétienne d’Asie, à Kuala Lumpur en Malaisie3. Il a présenté «Kairos Palestine» comme «un cri d’espoir qui demande aux chrétiens de «s’élever contre l’injustice, la violence et l’occupation», notamment en revisitant «les théologies chrétiennes qui justifient la dépossession de la terre et qui légitiment l’occupation. Il ne s’agit pas, poursuivait-il, de «triomphalisme théologique» vis-à-vis des Juifs. Rappelant que le document préconise la résistance non violente notamment par divers moyens, le pasteur Tveit soulignait que la position du COE n’a pas changé sur ce point: l’organisation appelle à ne pas acheter de biens produits illégalement dans les territoires occupés et demande aux Églises membres de gérer leurs investissements de manière à ne pas tirer profit de l’occupation.

En date du 20 mai 2010, le site www.kairospalestine.ps faisait mention de l’appui de 1900 chrétiens palestiniens et de l’appui de 1200 autres signataires.

Mise en garde des Christians for Fair Witness in the Middle East

Quelques semaines après la publication de «Kairos Palestine». un groupe américain, les Christians for Fair Witness in the Middle East4, appelait à la prudence à l’égard de ce document; sa déclaration a été reprise par le Council of Centers on Jewish-Christian Relations qui la diffuse sur son site5. Dans cette mise en garde, on souligne qu’il faut certes entendre le point de vue des Palestiniens chrétiens, mais qu’on doit faire preuve de sens critique et écouter avec la même attention le point de vue des Israéliens «qui a aussi sa part de vérité».

Commentant par exemple la section de «Kairos Palestine» qui qualifie le lien des Palestiniens à la terre de lien «de droit naturel», les auteurs soulignent que les Juifs ont aussi «un lien naturel» à cette terre et que les droits des deux peuples ne peuvent être honorés que «par une solution négociée à deux États». Le document fait aussi l’impasse sur la souffrance des Israéliens, «provoquée par le terrorisme et par des décennies de guerre lancées contre eux par à peu près tous ses voisins. Nos Églises, poursuivent les auteurs, doivent aussi comprendre cette histoire et cette souffrance».

Réaction de l’Amitié judéo-chrétienne de France

Pour sa part, l’Amitié judéo-chrétienne de France (AJCF) a mis en ligne en avril 2010 un dossier sur «Kairos Palestine» 6. En plus de présenter le texte complet du document, le site propose l’analyse critique de deux théologiens américains, Peter A. Pettit et Bruce Chilton, d’un membre du Comité directeur de l’AJCF, le P. Jean Dujardin, et d’une adhérente de l’AJCF.

Pettit et Chilton soulignent que le document est basé sur une analyse trop unilatérale de la situation pour être susceptible de contribuer à la résolution du conflit actuel. Ils estiment également que le document parle d’un avenir de paix sans rien dire «des moyens pour atteindre cet objectif : pas de reconnaissance d’Israël comme État légitime, aucune mention de la nécessaire infrastructure à la création d’un État palestinien, pas d’appel impératif à la reprise des négociations en vue de réaliser cet objectif de paix».

Le P. Dujardin déplore lui aussi l’analyse unilatérale de l’histoire qu’on trouve dans «Kairos Palestine»; ce texte lui apparaît finalement comme un document de propagande qui n’aide pas vraiment «à une compréhension plus juste du problème». Quant à l’adhérente de l’AJCF, elle souligne que le situation au Proche-Orient n’est pas celle «d’une minorité opprimant une majorité par idéologie raciale», comme c’était le cas en Afrique du Sud lors de la publication du document «Kairos Soweto» (1985), mais «d’un conflit territorial dû à de nombreuses guerres entre les Israéliens et leurs voisins arabes, avec pour conséquence la souffrance du peuple palestinien». Elle observe que «la peur des Israéliens est peu connue du grand public, tant l’État [d’Israël] apparaît comme puissant et surarmé, mais il faut être sourd pour ne pas entendre les appels continus à son anéantissement par d’autres surarmés eux aussi.»

Résolution du Conseil de la Central Conference of American Rabbis

Le 15 avril 2010, le Conseil de la Central Conference of American Rabbis proposait sa propre lecture du document «Kairos Palestine» 7. Le Conseil exprime sa conviction qu’ «Israël et les Palestiniens ont désespérément besoin d’un accord qui mettra fin à l’occupation des territoires palestiniens et qui donnera dignité et autonomie aux Palestiniens tout en procurant la sécurité aux Israéliens dans un État juif démocratique». De l’avis des membres du Conseil, «Kairos Palestine» n’est pas un document basé sur une lecture impartiale de la situation. Il refuse, par exemple, qu’on s’appuie sur «les textes bibliques, la présence historique et la réflexion théologique pour justifier l’existence d’un État juif,» mais il utilise précisément ces moyens pour défendre la cause d’un État palestinien. On lui reproche également d’essayer «de neutraliser le concept de terrorisme en le considérant comme une forme de «résistance légale».

Le Conseil a adopté une résolution en treize points qui affirme que ce document est «déficient sur le plan des faits, de la théologie et de la morale, (…) explicitement supercessioniste et implicitement antisémite» ne peut «constituer un cadre adéquat pour un dialogue interreligieux et une compréhension» mutuelle. Il demande aux chrétiens de bonne foi «de reconnaître la complexité du conflit» entre Israël et ses voisins arabes, qui ne doit pas être réduit «à l’affirmation que le peuple juif est en tort et que la cause palestinienne est totalement juste». Il réitère son appui envers toutes les initiatives valables et légitimes en vue de mettre fin aux souffrances du peuple palestinien, ce qui, estime-t-on, ne sera possible que par des négociations en vue d’établir un État palestinien adjacent et coopérant avec un État d’Israël sécurisé.»

Recommandation d’un comité de l’Église presbytérienne des États-Unis

Soulignons finalement le rapport intitulé «The Israeli-Palestinian Conflict : Taking Sides or Choosing Fairness», préparé par un comité de l’Église presbytérienne des États-Unis en vue de l’Assemblée générale de juillet 2010 à Minneapolis8. Un des points à l’ordre du jour de cette Assemblée est le Rapport du «Middle East Study Committee» qui formule plusieurs recommandations, dont celles d’appuyer le document «Kairos Palestine» et de dénoncer «l’apartheid envers le peuple palestinien» que constituent les lois, les politiques et les pratiques de l’État d’Israël.

Après avoir examiné l’ensemble du rapport, le comité en est arrivé à la conclusion que la plupart de ses recommandations sont trop unilatérales pour être utiles : «Elles formulent des critiques et des demandes et mettent de la pression presqu’uniquement envers Israël. Elles n’ont pratiquement rien à dire à propos des centaines de millions de citoyens du Proche-Orient qui sont opprimés par des gouvernements autres que celui d’Israël». On reproche également à ce rapport son langage «incendiaire» et son aveuglement envers l’ensemble de la situation dans la région. On estime enfin que l’appui au document «Kairos Palestine» contredirait la position de l’Église presbytérienne américaine qui favorise une solution à deux États, à laquelle on parviendrait par des voies diplomatiques non-violentes, «tandis que le manifeste [«Kairos Palestine] envisage la solution d’un État unique et excuse la violence».

Le comité recommande donc à son Assemblée générale d’adopter une seule résolution, celle par laquelle elle s’engagerait à «s’abstenir de poser toute action ou de faire toute déclaration par laquelle l’Église presbytérienne (des États-Unis d’Amérique) donnerait un appui unilatéral à l’une ou l’autre des parties en cause dans le conflit [israélo-palestinien]».

* * *

Le document «Kairos Palestine» se veut une parole surgie «du cœur de la souffrance palestinienne». On ne peut qu’être sensible à cette souffrance. Toutefois, comme on le constate, l’analyse historique et politique de la situation et l’interprétation théologique qu’en propose cette prise de parole sont loin de faire l’unanimité.

Le conflit entre Israéliens et Palestiniens est une question particulièrement sensible pour les personnes et les groupes engagés dans le dialogue judéo-chrétien. Comme le soulignent plusieurs analystes, la vision présentée par des chrétiens palestiniens dans le document «Kairos Palestine» est une vision partiale qui ne peut être entendue indépendamment de sa contrepartie juive israélienne. Un consensus assez net se dessine aussi autour de la nécessité de bien prendre la mesure du conflit, dans toute sa complexité, et de promouvoir une solution pacifique négociée. Enfin, plusieurs observateurs estiment qu’il faut se garder d’introduire dans ce débat des interprétations qui s’apparentent à la théologie de la substitution et à l’antijudaïsme qui ne sont pas encore complètement éradiqués de la conscience et du discours des chrétiens.

  

  1. Texte disponible en plusieurs langues, dont le français, sur le site www.kairospalestine.ps
  2. Kairos Palestine: Israël et le péché contre Dieu. Texte disponible sur le site www.nerrati.net.
  3. Texte disponible sur le site www.oikoumene.org.
  4. www.christianfairwitness.com.
  5. www.ccjr.us.
  6. http://www.ajcf.fr/spip.php?article465.
  7. Disponible sur le site www.ccjr.us.
  8. Accessible sur le site www.theird.org.