Antijudaïsme et influence nazie au Québec

Pierre Anctil:
Antijudaïsme et influence nazie au Québec. Le cas du journal L'Action catholique (1931-1939).
Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2021, 446 p.
ISBN : Papier 978-2-7606-4422-9, 44,95 $; PDF 978-2-7606-4423-6, 31,99 $; E-Pub 978-2-7606-4424-3 31,99 $.

L’étude présentée dans cet ouvrage de Pierre Anctil, professeur au département d’histoire de l’Université d’Ottawa, se situe dans une recherche globale visant à comprendre les réactions du Canada français aux grandes vagues migratoires du début du 20e siècle. Le chercheur s’est intéressé plus particulièrement à l’attitude des élites catholiques vis-à-vis des immigrants juifs et de leurs activités commerciales dans la région de Québec durant les années 1930. Il s’efforce également d’évaluer l’influence de la montée du nazisme sur l’antijudaïsme des milieux catholiques de l’époque.

Pour ce faire, P. Anctil a analysé principalement le contenu d’environ 2000 textes parus entre juin 1931 et septembre 1939 dans L’Action catholique, un quotidien soutenu par le diocèse de Québec. La période couverte par l’enquête est balisée d’une part par l’ouverture d’un grand magasin du commerçant juif Maurice Pollack à Québec et, d’autre part, par le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.

Dans son examen de ce corpus, le chercheur prend soin de distinguer non seulement les sujets traités, mais aussi les types de documents, en isolant notamment les éditoriaux et articles produits localement et les textes provenant d’agences de presse, ou d’autres sources externes telle que La Documentation catholique. L’auteur a aussi eu recours aux fonds d’archives de l’archidiocèse de Québec, du Congrès juif canadien et de la Ville de Québec comme sources complémentaires. Après une introduction substantielle qui situe le contexte général et la problématique, l’ouvrage se déploie en sept chapitres.

1. Le spectre de l’immigration internationale

Au cours de la période étudiée, 69 éditoriaux de L’Action catholique portent sur l’immigration. Présentée généralement comme une menace pour le Canada français, elle est combattue vigoureusement: «L’Action catholique résiste en effet de toutes ses forces à tout projet d’ouvrir les portes du Canada à de nouveaux courants migratoires» (p. 53) L’un des motifs de cette opposition est la situation économique désastreuse des années 1930. Mais l’argument principal est la minorisation qui en résulterait pour les Canadiens français catholiques dans un ensemble fédéral massivement anglophone et protestant, et le risque d’assimilation que cela représenterait à long terme. On craint aussi, un afflux de militants communistes.

Le journal présente tout de même sous un jour favorable le travail effectué par un aumônier auprès d’immigrants de foi catholique, quelle que soit leur langue maternelle. Cela confirme, estime Anctil, que le nationalisme canadien-français est conçu par L’Action catholique comme «un fait religieux avant d’être une question linguistique et culturelle» (p. 63). Le journal fait aussi à plusieurs reprises l’éloge de la communauté irlandaise de Québec, anglophone mais catholique. Il manifeste enfin une sympathie diffuse pour les Chinois de la ville qu’on pense ouverts à la foi et auprès desquels s’active une mission catholique.

2. La troublante altérité juive

Entre 1931 et 1939, 712 textes publiés dans L’Action catholique font état d’un «enjeu lié aux populations juives du Canada ou de l’Europe» (p. 93). La majeure partie de ces textes (près de 500) proviennent de l’agence américaine United Press: ils fournissent, de manière factuelle «des renseignements rigoureusement exacts sur l’Allemagne hitlérienne» et sur la manière dont les Juifs y sont traités (p. 100). Par contre environ 75% des 50 éditoriaux et des 131 autres textes d’opinion expriment des perceptions et des jugements négatifs sur les Juifs.

Selon le recensement de 1931, la ville de Québec ne compte alors que 452 personnes d’origine juive, soit 0,25% de sa population. Cependant, pour les rédacteurs du journal, cette minorité juive représenterait «la forme la plus marquante et la plus radicale d’altérité que puissent rencontrer les Canadiens francophones» (p. 95). Elle soulève une « inquiétude irraisonnée », attribuable à la fois à l’«image de toute-puissance juive» projetée par la propagande antisémite nazie et par l’enseignement doctrinaire de l’Église qui véhicule une « image repoussante du judaïsme et de ses adeptes» (p. 95).

Le discours antisémite de L’Action catholique est assez complexe et reflète la diversité des courants théologiques de l’époque. Il fait preuve d’une certaine ouverture envers les Juifs, car la charité chrétienne invite à les respecter à prier pour leur conversion; mais il témoigne surtout d’une grande méfiance à l’égard de l’influence néfaste qu’ils pourraient exercer, notamment au plan moral. Après en avoir étudié plusieurs exemples, illustrés par de nombreuses citations, Anctil conclut que l’attitude du journal sur ces questions se situe finalement dans «un créneau idéologique très étroit», conforme aux idées et croyances de l’Église (p. 140).

3. De Nuremberg à Kristallnacht

Anctil se penche ensuite sur la manière dont L’Action catholique traite les actions antisémites les plus significatives du régime nazi pendant les années 1930, en particulier la promulgation des lois de Nuremberg (septembre 1935), «qui abolissent les droits civils des Juifs en Allemagne et qui définissent en détail leur identité raciale» (p. 157), et la «Nuit de cristal» (9-10 novembre 1938) au cours de laquelle des dizaines de synagogues et des milliers de commerces sont détruits.

D’un côté, «le journal publie jour après jour, souvent sur la page titre, des descriptions très explicites des persécutions juives en Allemagne nazie» (p. 157). Ces textes, produits par des journalistes de l’United Press, livrent une information de première main. Mais les éditorialistes de L’Action catholique n’en tiennent pas compte, estimant que les reportages sur le sujet sont des inventions d’une presse internationale à la solde de la «juiverie internationale» (p. 158). Ils prennent cependant la parole pour s’opposer à l’immigration de Juifs allemands au Canada, qui constitueraient une masse de personnes inassimilables parmi lesquelles se trouveraient «de dangereux communistes et d’impénitents révolutionnaires» (p. 147).  Après la Nuit de cristal, ils critiquent finalement les excès du régime nazi à l’égard des juifs, non sans souligner qu’il existe «des méthodes plus humaines à la disposition des gouvernements pour se débarrasser des indésirables» (p. 171)!  

La juxtaposition des éditoriaux aux reportages de l’United Press produit, note Anctil, «un effet saisissant de double discours et de dissonance prononcée» (p. 157), amplifié par la reproduction d’autres textes provenant aussi bien du Canada français que de l’étranger. Certains dénoncent les souffrances inadmissibles imposées aux Juifs par les nazis sur la base d’un «raisonnement racialisant» (p. 177), incompatible avec la doctrine chrétienne, tout comme le néopaganisme nazi. La pérennité de la vocation religieuse juive est affirmée dans une communication du jésuite Joseph Bonsirven sur «Israël au milieu des nations» (1936) et dans un entretien du Père Bonaventure sur la mission d’Israël dans la rédemption (1939). Ce dernier pourrait avoir été influencé par l’essai « L’impossible antisémitisme» du philosophe Jacques Maritain (1937) ou par la déclaration du pape Pie XI: «Nous, chrétiens, nous sommes spirituellement des sémites» (1938). Mais ces ouvertures, assez marginales, sont insuffisantes pour avoir un impact réel sur la crise des immigrants juifs qui cherchent à fuir la barbarie nazie.

4. Maurice Pollack et son nouveau commerce

Entre juin 1931 et décembre 1932, L’Action catholique a publié 53 annonces publicitaires et 8 «messages à portée plus sociale» du magasin Pollack, propriété d’un marchand juif prospère de la ville de Québec. Après avoir rappelé le parcours assez exceptionnel de Maurice Pollack, immigrant d’origine ukrainienne arrivé au Québec en 1902, Anctil se livre à une analyse qui met en évidence l’habile stratégie commerciale de l’entreprise. Mais il s’intéresse surtout aux motifs pour lesquels L’Action catholique a mis fin brusquement à ces publicités au début de 1933.

En déménageant et en triplant la surface de son magasin à la fin de 1931, Pollack entre en concurrence avec quelques grands commerces canadiens-français «porteurs de l’identité unanimement catholique qui fait la singularité de la société québécoise» (p. 232). Il prête ainsi flanc à un antisémitisme commercial selon lequel les marchands juifs «se saisissent de la richesse collective et détournent l’épargne des honnêtes travailleurs pour servir des buts contraires à leurs intérêts» (p. 237).

Mais, selon Anctil, le facteur déterminant dans la décision de L’Action catholique aurait été surtout le projet de construire une nouvelle synagogue dans la haute ville de Québec à la fin de l’année 1932. Preuve tangible de l’enrichissement de la communauté juive, cette initiative suscite une vive opposition: elle est perçue comme un «assaut contre les paroisses catholiques» du secteur et rien de moins qu’«une menace à la survie du Canada français à Québec» (p. 260). Le projet de construction est abandonné, mais le débat politique se poursuit. Le 28 décembre 1932, L’Action catholique prend position contre les commerçants juifs dans un éditorial anonyme; elle cesse peu après les publicités du magasin Pollack, «jugées alarmantes et redoutables sous ce regard» (p. 265).

5. L’archidiocèse succombe au doute

La question des publicités de marchands juifs dans L’Action catholique refait surface au début de 1936. L’occasion en est la publication dans le journal d’annonces d’un commerce de meubles et de vêtements ouvert récemment à Québec par la multinationale britannique Woodhouse qui a aussi des succursales à Montréal. Une rumeur, impossible à vérifier, veut que trois administrateurs de Woodhouse à Montréal soient des Juifs.

Il n’en faut pas plus pour lancer un débat au sein même de la direction du journal entre les gestionnaires financiers, prêts à accueillir ces revenus essentiels à la survie du quotidien, et les tenants d’une ligne pure et dure, opposés à toute annonce «juive» dans ses pages. Après plusieurs interventions faites auprès de l’archevêché de Québec pour trancher la question, la ligne dure est maintenue et la publication des annonces de Woodhouse dans L’Action catholique s’arrête en février 1937.

Selon Anctil, les politiques publicitaires discriminatoires du journal entraînent alors son budget «dans une spirale descendante irréversible» (p. 316) et marquent le début d’un lent déclin qui conduira le quotidien à sa perte quelques décennies plus tard. Entre-temps, la résistance des autorités diocésaines aux activités de marchands juifs comme Maurice Pollack aura disparu: le commerçant et philanthrope recevra même, en 1956, un doctorat honorifique à  l’Université Laval, en présence de l’archevêque de Québec.

6. La tentation du nazisme

Selon la compilation d’Anctil, 920 textes de toute nature consacrés à l’Allemagne nazie ont été publiés dans L’Action catholique entre 1931 et 1939, dont 531 articles de l’United Press et 57 éditoriaux, avec des pointes en 1933 et 1938. L’année 1933 est celle de la prise de pouvoir d’Adolph Hitler et de son parti et de l’instauration d’un régime totalitaire de plus en plus répressif et violent. L’Action catholique est «bientôt submergée par des dépêches de presse relatives aux persécutions juives en Allemagne et se voit forcée de réagir aux événements qui se déroulent dans l’Ancien Monde» (p. 321).

Entre 1933 et 1936, les éditorialistes du quotidien peinent à situer ce régime de plus en plus autoritaire. Ils hésitent pendant un certain temps «entre une condamnation ferme des moyens violents employés par le nazisme et une tolérance manifeste des abus du nouveau régime allemand» (p. 332-333). C’est que le nazisme paraît apte à contrer «l’influence corrosive de l’Union soviétique et le risque d’une dérive communiste qui se répandrait dans le monde entier» (p. 333). La signature d’un concordat avec le régime nazi par le Vatican en 1933 est interprétée comme une indication que le pape Pie XI «n’a pas d’objections morales décisives (…) à son programme politique» (p. 337). L’un des éditorialistes est aussi d’avis que les nazis «vont s’en tenir à une politique susceptible de limiter dans le cadre légal existant ce qu’il perçoit comme des abus difficilement supportables des Juifs» (p. 339). Mais finalement la violence excessive du régime aussi bien contre les Juifs que contre l’Église, l’idéologie néopaïenne et la doctrine suprémaciste aryenne vont amener le journal à exprimer une condamnation claire et complète du nazisme.

7. L’Église face à la persécution anticatholique

«La montée incessante de l’hostilité envers les structures dirigeantes du catholicisme allemand», particulièrement accentuée à partir de 1936, est, selon Anctil, «le point de bascule de la position de L’Action catholique à l’égard du régime nazi» (p. 352). Ce changement est aussi motivé par la publication, au printemps 1937, de l’encyclique Mit brennender Sorge, dans laquelle le pape Pie XI livre un véritable «réquisitoire contre l’hitlérisme». Les éditorialistes de L’Action catholique qui dénoncent le régime nazi peu après souscrivent aux critiques du Vatican. Ils commettent cependant l’erreur, note Anctil, de penser que ce régime totalitaire ne saurait durer longtemps et qu’il on assistera bientôt à «un retour à l’ordre économique et social traditionnel» (p. 369).

L’entrée des troupes allemandes en Autriche en 1938 et l’intensité de la persécution des nazis contre l’Église catholique, religion majoritaire du pays, est rapportée en détail dans le quotidien qui reprend souvent des textes bien informés et critiques de L’Osservatore Romano, de La Documentation catholique ou de La Croix. La condamnation du régime nazi s’accentue constamment dans les éditoriaux qui commentent la situation au cours de l’année. La fréquence des reportages, éditoriaux ou  textes d’opinion fléchit par la suite, mais la condamnation du nazisme et de ses assauts contre l’Église reste tout aussi ferme.

Conclusion

Évaluant le parcours sur l’antisémitisme canadien-français reflété dans L’Action catholique, Anctil constate qu’il est resté un phénomène assez marginal, s’exprimant «dans un cadre défensif et sans le recours à un appareil d’État doté de pouvoirs de répression très étendus» et dans les limites de la doctrine catholique de l’époque (p. 407). Quant à la position du journal sur le nazisme, elle s’est transformée sous la pression des événements: d’abord vu comme un rempart contre le communisme, ce régime autoritaire a finalement été dénoncé comme un totalitarisme fondé sur une idéologie incompatible avec la foi chrétienne.

Anctil évoque en terminant l’évolution de la société québécoise et de la pensée ecclésiale qui, après la guerre, ont fait céder peu à peu les craintes antijudaïques et ont permis, au début des années 1950, le développement des Amitiés judéo-chrétiennes de Québec, «les premiers signes d’une rencontre institutionnalisée entre des représentants du christianisme et du judaïsme» (p. 413). De nombreuses photos, une bibliographie abondante et plusieurs tableaux annexes complètent l’ensemble.

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Cette recherche riche et très documentée jette un éclairage précis et nuancé sur une période peu glorieuse de l’histoire des relations entre Juifs et Chrétiens au Canada français. Anctil prend bien soin de signaler que le point de vue de L’Action catholique ne reflète cependant qu’une partie de la réalité. À la même époque le journal Le Soleil, son concurrent dans la ville de Québec, faisait montre de beaucoup plus d’ouverture. De même, les relations courantes entre la population catholique de la classe moyenne de Québec avec la communauté juive ne semblent pas s’être trop embarrassées des mises en garde des éditorialistes de L’Action catholique. Nous sommes par ailleurs loin de l’antisémitisme virulent qui sévissait ailleurs au Québec dans les organes de presses patronnés par le néonazi Adrien Arcand. De manière générale, L’Action catholique s’adossait étroitement à l’enseignement de l’Église catholique. En décrivant minutieusement le positionnement du journal et ses transformations au cours des années 1930, cette étude permet de mieux saisir le chemin parcouru après la guerre et la revirement radical qui s’est effectué lors du Concile Vatican II avec l’adoption de la déclaration Nostra Aetate en 1965.

Remarques de l’éditeur

Jean DUHAIME est professeur émérite d’interprétation biblique de l’Université de Montréal et rédacteur de la section francophone de Relations judéo-chrétiennes. Il est engagé dans le dialogue interreligieux depuis plusieurs années; il a été président du Dialogue Judéo-Chrétien de Montréal (DJCM). Il est membre de la Communauté chrétienne St-Albert-le-Grand de Montréal.