À la mémoire de tant de souffrances

La souffrance crée des liens d’empathie et de compassion de nature à transcender les frontières sociales, nationales et religieuses.

À LA MÉMOIRE DE TANT DE SOUFFRANCES

Les communautés ukrainienne et juive de Montréal

tiennent une commémoration commune de l’Holodomor et de l’Holocauste

Alexandra Hawryluk

La souffrance crée des liens d’empathie et de compassion de nature à transcender les frontières sociales, nationales et religieuses. Inspirés par de telles relations, les représentants des communautés ukrainienne et juive de Montréal ont organisé une cérémonie conjointe – qui s’est tenue à l’église orthodoxe Sainte-Marie-la-Protectrice, le dimanche 22 avril 2007 – pour honorer la mémoire des victimes de l’Holocauste nazi et de la Famine soviétique (l"Holodomor1). Pour la première fois dans l’histoire du Canada, des Juifs et des Ukrainiens ont prié ensemble les pertes subies par leurs peuples aux mains de tyrans génocidaires.

Chaque année, depuis vingt-cinq ans, le Dialogue judéo-chrétien de Montréal organise une cérémonie commémorative pour les victimes de la Shoah dans différentes églises protestantes et catholiques de la ville, dans le cadre du dialogue international interreligieux permanent. Aux yeux de la plupart des pasteurs, prêtres, rabbins et personnes invitées, ainsi que des membres du Dialogue judéo-chrétien de Montréal, notamment du Président national du Congrès juif canadien, Victor Goldbloom, la commémoration de cette année marquait une initiation aux traditions à la fois du christianisme oriental et de l’Église orthodoxe ukrainienne. Dans son allocution d’ouverture, le président du Dialogue judéo-chrétien de Montréal et pasteur de l’église Sainte-Marie-la-Protectrice, le Très Révérend Ihor Kutash, a donné le ton de la cérémonie en citant Romains 12 21 : « ‘Ne te laisse pas vaincre parle mal, sois vainqueur du mal par le bien’ ... car ce n’est pas le mal, mais le bien, et l’unité dans la diversité qui prévaut dans ce monde, qui appartient à Dieu. »

Dans la salle, sept gros cierges étaient disposés sur une longue table couverte d’une grande nappe d’un blanc immaculé, dont le point de chute embrassait le plancher, et qui était décorée d’un magnifique chemin de table brodé. Pendant que le secrétaire du Conseil paroissial, Victor Zwetkow, récitait des prières spéciales, les cierges ont été allumés un par un par les représentants du Consulat d’Israël, du Congrès juif canadien, du Congrès ukrainien canadien, du Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal et de l’ambassade d’Ukraine. Ce moment était en soi empreint de dignité, mais la présence d’un survivant de l’Holocauste, Yehudi Lindeman, venu allumer le sixième cierge, et celle d’une survivante de la Grande Famine, Anna Melnyk, qui s’est avancée pour allumer le septième cierge, a ému l’assemblée au plus haut point. Comme sur la photographie éloquente de la cérémonie commémorative tenue en septembre dernier à Babyn Yar, en Ukraine, ici, à Montréal, un Ukrainien et une Juive étaient là côte à côte, unis dans la nécessité d’honorer les victimes de deux grandes tragédies.

Dans son allocution, Alexander Melnyk, président du conseil paroissial de Sainte-Marie, a souligné la place centrale accordée généralement à la politique, à la guerre et à l’économie dans les livres d’histoire. Or, a-t-il ajouté, « aux yeux des prophètes, l’essentiel de l’histoire tient au jugement que Dieu porte sur la conduite des humaines : tout le reste est marginal. Les prophètes ne mâchent pas leurs mots. Isaïe écrit (33 7, 8) : ‘Les messagers de la paix pleurent amèrement, Les routes sont désolées, plus de passants sur les chemins, on a rompu ton alliance, méprisé les témoins, on n’a tenu compte de personne’. Nous n’oublions rien aussi volontiers que la méchanceté de l’homme. La terre recèle des secrets si terribles. Les morts sont enterrés et les crimes, oubliés. »

Pourtant, dans notre monde affligé par la guerre, la torture, les persécutions et les génocides, comment ne pas s’interroger sur l’efficacité des efforts humains de lutte contre le mal, voire sur l’existence même de Dieu ? Or le mal vise justement, d’ajouter M. Melnyk, « à remettre en cause, sinon l’existence, du moins l’amour de Dieu, son souci de l’humanité. Quelle réponse donner à ces interrogations ? Celle de la pratique du bien, de la musique, de la poésie, de tout ce qui enrichit la vie et apporte un surcroît de sens à l’existence. La réponse des rassemblements tels que celui de ce jour, visant à préserver la mémoire des êtres qui ont péri et à porter leur pauvre existence, longue ou brève, devant la présence de Dieu, dans la prière. »

Après que la centaine de personnes présentes eût gouté avec émotion les dernières notes de « Vichnaya Pamiat » (chanté par la chorale de Sainte-Marie-la-Protectrice sous la direction de Claudia Melnyk), Hyman Gisser, cantor de la congrégation Beth-El, a récité le kaddish, l’ancienne prière araméenne pour le repos des morts. Puis, la rabbin Elina Bykova, née à Kiev, et qui travaille maintenant au Temple Enamu-El-Beth Sholom de Montréal, a repris cette prière en ukrainien, dans une splendide traduction poétique de son cru.

Où ces rencontres interconfessionnelles ont-elles pris naissance? Fondamentalement, le dialogue interreligieux s’inspire d’un document du Concile Vatican II, Nostra Aetate, publié en 1965. Ce texte a modifié radicalement l’enseignement de l’Église catholique à propos des Juifs, reconnaissant la validité de l’Alliance juive avec Dieu, rendant hommage à l’héritage religieux des Juifs, bannissant les prières pour la conversion des Juifs au christianisme et invitant les catholiques à entrer en dialogue avec eux. Par ailleurs, sous les pontificats de Paul VI et Jean-Paul II, les relations œcuméniques, c’est-à-dire les relations entre diverses Églises chrétiennes, ont prospéré : les Églises anglicane, catholique, luthérienne, orthodoxe et presbytérienne sont entrées en dialogue par des conférences théologiques et des initiatives communautaires. Ces échanges ont facilité le développement d’un dialogue entre Juifs et chrétiens, puisque désormais tous les chrétiens pouvaient s’asseoir à une même table.

Or, à la fin du 20e siècle, la situation mondiale a changé. La politisation de la religion au Moyen-Orient et en Occident nécessite un réexamen des modalités du dialogue interconfessionnel. Par conséquent, le Conseil international des chrétiens et des Juifs, un organisme mondial comprenant 32 pays membres, est maintenant engagé dans un dialogue avec les musulmans. Pour favoriser une meilleure compréhension de notre société, des organismes chrétiens tels que le Centre canadien d’œcuménisme favorisent maintenant un dialogue avec les communautés sikhes, musulmanes, Bahaï, bouddhistes et autochtones.

Aux yeux des Ukrainiens, la participation à ce mouvement planétaire de dialogue comme source de paix est extrêmement importante. Comme le soulignait Ivan Dziuba l’an dernier dans son discours à Babyn Yar, « l’histoire a voulu que les trajectoires des peuples ukrainien et juif s’entrecroisent. Ils doivent répondre en commun aux interpellations de cette histoire. En devenant aux yeux de toute l’humanité un exemple de respect mutuel, de connaissance mutuelle, de compréhension mutuelle, d’entraide mutuelle, ces deux peuples offriraient un apport mutuel à l’histoire du monde. » De fait, la première commémoration conjointe de l’Holodomor et de l’Holocauste au Canada est un bon pas dans cette voie.

  1. Sur l"Holodomor, voir le site commémoratif http://www.holodomor.org/ (en anglais) et l"article "Holodomor" de l"Encyclopédie Wikipedia: http://fr.wikipedia.org/wiki/Holodomor.

Remarques de l’éditeur

Alexandra Hawryluk est journaliste pigiste et membre du Dialogue judéo-chrétien de Montréal. Cet article est paru en anglais dans l"édition du 12 au 15 mai 2007 de l"hebdomadaire Ukrainian News (Edmonton, Canada) et dans celle du 27 mai 2007 du Ukrainian Weekly (Parsippany NJ, États-Unis). Traduit par Pierrot Lambert.