À Budapest, le Pape François invite juifs et chrétiens à promouvoir ensemble «une éducation à la fraternité»

Lors de son voyage apostolique en Hongrie et en Slovaquie (12-15 septembre 2021), le pape François a rencontré à Budapest, le 12 septembre, des représentants du Conseil Œcuménique des Églises et quelques communautés juives de Hongrie. En réponse aux interventions du Président du COE et du porte-parole du Grand rabbin de Budapest, il a employé l’image du Pont des Chaînes, qui relie les deux parties de la ville, pour inviter juifs et chrétiens à promouvoir ensemble une éducation à la fraternité. Nous reproduisons les trois discours prononcés durant cette rencontre.

Discours de l’évêque réformé József Steinbach, Président du Conseil Œcuménique de Hongrie

Avec un grand respect, je souhaite la bienvenue à sa Sainteté le pape François en Hongrie. Je le fais au nom des douze Églises membres du Conseil Œcuménique de Hongrie. C’est une bénédiction pour nous, chrétiens de Hongrie, que le Congrès eucharistique international se tienne en Hongrie[1].

L’eucharistie, qui comprend le mot kharis, le mot qui désigne la grâce, signifie «l’action de grâce». Son essence peut être résumée de la manière la plus succinte dans le quinzième verset du neuvième chapitre de la Deuxième lettre aux Corinthiens où l’apôtre Paul dit: «Merci à Dieu pour son don ineffable».

En effet, merci à Dieu pour son don ineffable, Jésus Christ ressuscité, qui est la promesse de l’Ancien Testament et l’accomplissement du Nouveau Testament, qui est mort et ressuscité, qui a promis l’ultime espérance, la restauration de toutes choses. Merci à Dieu pour son amour qui sauve et rachète le monde et l’homme.

Par la foi, nous faisons l’expérience qu’en Jésus Christ la plénitude de l’au-delà remplit l’ici-bas à chaque instant de notre vie sur terre. Toute euchariste, toute action de grâce, est en effet une action de grâce concrète pour l’unique don de Dieu, indicible et incompréhensible pour l’esprit humain, le Christ Jésus rédempteur. Action de grâce pour l’amour avec lequel «Dieu a tant aimé ce monde qu’il a donné son fils unique afin que quiconque croit en lui ne meure pas, mais ait la vie éternelle» (Jean 3, 16).

Ce don nous oblige à nous donner cet amour divin les uns aux autres, à prendre soin les uns des autres, à chérir la vie et la création de Dieu, à protéger la terre sur laquelle nous vivons, à prier et à agir les uns pour les autres, à vivre des vies pleines de sens et de beauté, où toute existence humaine peut s’accomplir pour la gloire de Dieu et pour le bien des autres.

La visite de sa Sainteté le pape François en Hongrie lors de cette messe nous confirme dans le don ineffable de Jésus Christ, dans notre foi, notre culture et notre service chrétien. Au nom des Églises membres du Conseil Œcuménique des Églises de Hongrie, nous demandons la force et les bénédictions célestes sur la vie et le ministère de sa Sainteté le pape François, ainsi que sur notre témoignage et notre service commun que le monde attend.

Discours du rabbin Zoltán Radnóti

(Grand rabbin de Buda-Sud, lisant un texte du Dr. Róbert  Frölich, Grand rabbin de Hongrie)

Nous lisons dans le psaume de David: «Tous tes commandements sont vrais. Ils me persécutent à tort. Viens à mon secours!... Ils ont failli me banir du pays, mais je n’ai pas abandonné tes préceptes (Psaume 119, 86-87).  

Deux grandes religions monothéistes, deux religions dont les enseignements et les messages millénaires sont toujours valables aujourd’hui, se rencontrent en ce moment. L’héritage religieux commun du judaïsme et du christianisme, une tradition sacrée pour nous tous, illumine le présent, malgré un passé chargé de conflits, et sert de phare pour l’avenir commun de l’humanité.

Les paroles du roi psalmiste nous peignent l’espoir d’un homme poussé, poursuivi, peut-être destiné à mourir. L’étranger qui est contraint de vivre loin de sa patrie, de sa culture, de ses proches, et qui se trouve chaque jour dans un état d’incertitude.

«Tu connais l’âme de l’étranger», écrit Moïse (Deutéronome 23, 9). Oui nous, juifs et chrétiens, savons ce que c’est que d’être un étranger. Nous savons ce que cela signifie d’être persécutés pour notre foi, nos croyances, d’être condamnés à mort. Mais nous savons aussi, et nous l’avons vu d’innombrables fois dans notre histoire, que ceux qui ont l’amour et la crainte de Dieu dans leur cœur voient l’étincelle divine dans les autres, respectent l’homme, image de Dieu, et se tournent vers leur prochain avec un véritable amour. Comme Dieu, ils s’accrochent à l’attribut divin de l’amour et de la compassion, tendent leurs mains et leur âmes vers l’âme de l’étranger.

Nous aimons penser que notre monde est le petit espace dans lequel nous vivons. Nous supposons que les limites de notre existence physique sont également celles de notre âme et de notre esprit. L’exemple de Dieu remplissant le monde réévalue cette façon de penser. Tout comme les cultures juive et chrétienne ont eu une influence féconde sur le monde, nous devons savoir que toutes les cultures interagissent les unes avec les autres, se mélangent et se rendent plus nobles et plus mûres.

Nous avons appris, nous apprenons les uns des autres. Et, dans le sillage de ces connaissances, nous sommes devenus plus sages, plus perspicaces et peut-être plus patients. Cette réciprocité est impossible si nous nous fermons. Le provincialisme est un obstacle, une barrière, à la libre circulation de l’esprit.

Au cours des dernières décennies, nous avons fait beaucoup, juifs et chrétiens, pour abattre les murs qui séparent, accablés par un passé troublé. Nous avons beaucoup fait pour voir en l’autre non pas l’étranger, mais le futur ami, notre frère en humanité.

En ces jours, les juifs du monde entier célèbrent les grandes fêtes d’automne. L’idée centrale de Rosh Hashanah et de Yom Kippour est la teshouvah, la métanoia, la conversion: Dieu ne veut pas la mort du méchant, mais qu’il se détourne de ses voies et qu’il vive (cf. Ézéchiel 18). L’espoir de la rencontre historique d’aujourd’hui est que nous nous détournions de nos habitudes et que nous continuions ensemble, juifs et chrétiens, à vivre dans le respect mutuel, la compréhension et le véritable amour fraternel. Pour cela, je demande aujourd’hui l’aide aimante du Dieu de l’humanité.  

Discours du pape François

Chers frères !

Je suis heureux de vous rencontrer. Vos paroles, pour lesquels je vous remercie, ainsi que votre présence l’un à côté de l’autre, expriment un grand désir d’unité. Elles disent un cheminement, parfois en montée, pénible par le passé, mais que vous affrontez avec courage et bonne volonté, en vous soutenant mutuellement sous le regard du Très-Haut qui bénit les frères vivant ensemble (cf. Psaume 133, 1).

Je vous vois comme des frères dans la foi au Christ, et je bénis le parcours de communion que vous poursuivez. Les paroles du frère calviniste [évêque József Steinbach, Président du Conseil Œcuménique des Églises de Hongrie] m’ont touché, merci. Je me rends par la pensée dans l’Abbaye de Pannonhalma, centre spirituel vivant de ce pays où vous vous êtes retrouvés, il y a trois mois, pour réfléchir et prier ensemble. Prier ensemble, les uns pour les autres, et œuvrer ensemble dans la charité, les uns avec les autres, pour ce monde que Dieu aime tant (cf. Jean 3, 16): voilà la voie la plus concrète vers la pleine unité.

Je vous vois comme des frères dans la foi d’Abraham notre père, et merci à vous [rabbin Zoltán Radnóti], pour ces paroles si profondes qui m’ont touché le cœur. J’apprécie beaucoup l’engagement dont vous avez fait preuve afin d’abattre les murs de séparation du passé. Juifs et chrétiens, vous désirez voir dans l’autre non plus un étranger, mais un ami; non plus un adversaire, mais un frère. C’est le changement de regard béni par Dieu, la conversion qui ouvre de nouveaux départs, la purification qui renouvelle la vie. Les fêtes solennelles de Rosh Hashanah et du Yom Kippour, qui tombent justement en cette période-ci, et pour lesquelles je vous présente mes meilleurs vœux, sont des occasions de grâce pour renouveler l’adhésion à ces invitations spirituelles. Le Dieu de nos pères ouvre toujours de nouvelles voies: de même qu’il a transformé le désert en une voie vers la Terre Promise, de même il désire nous conduire des déserts arides de la haine et de l’indifférence vers la patrie tant désirée de la communion.

Ce n’est pas un hasard si, dans l’Écriture, ceux qui sont appelés à suivre de manière spéciale le Seigneur doivent toujours sortir, marcher, rejoindre des terres inexplorées et des espaces inédits. Pensons à Abraham qui a laissé maison, parenté et patrie. Celui qui suit Dieu est appelé à quitter. Il nous est demandé de laisser les incompréhensions du passé, les prétentions d’avoir raison et de donner tort aux autres, pour nous mettre en chemin vers sa promesse de paix, car Dieu a toujours des projets de paix, jamais de malheur. (cf. Jérémie 29, 11).

Je voudrais reprendre avec vous l’image évocatrice du Pont des Chaînes, qui relie les deux parties de cette ville: il ne fusionne pas celles-ci mais les maintient unies. C’est ainsi que doivent être les liens entre nous. Chaque fois qu’il y a eu la tentation d’absorber l’autre, on n’a pas construit mais on a détruit. De même lorsqu’on a voulu le mettre dans un ghetto, au lieu de l’intégrer. Que de fois c’est arrivé dans l’histoire! Nous devons veiller, nous devons prier pour que ça ne se reproduise plus. Et nous engager à promouvoir ensemble une éducation à la fraternité, afin que les relents de la haine qui veulent la détruire ne prévalent pas. Je pense à la menace de l’antisémitisme qui circule encore en Europe et ailleurs. C’est une mèche qui doit être éteinte. Mais le meilleur moyen de la désamorcer c’est de travailler ensemble de manière positive, c’est de promouvoir la fraternité. Le Pont nous instruit encore: il est soutenu par de grandes chaînes, formées de nombreux anneaux. Nous sommes ces anneaux et chaque anneau est fondamental: c’est pourquoi nous ne pouvons plus vivre dans la suspicion et dans l’ignorance, distants et discordants.

Un pont met ensemble deux parties. Dans ce sens, il fait appel au concept, fondamental dans l’Écriture, d’alliance. Le Dieu de l’alliance nous demande de ne pas céder aux logiques d’isolement et d’intérêts partisans. Il ne veut pas d’alliances avec l’un au détriment des autres, mais des personnes et des communautés qui soient des ponts de communion avec tout le monde. Dans ce pays, vous qui représentez les religions majoritaires, vous avez le devoir de favoriser les conditions pour que la liberté religieuse soit respectée et promue par tous. Et vous avez un rôle exemplaire envers chacun: que personne ne puisse dire que des paroles qui divisent sortent de la bouche d’hommes de Dieu, mais seulement des messages d’ouverture et de paix. Dans un monde déchiré par de nombreux conflits, c’est le meilleur témoignage que doivent offrir ceux qui ont reçu la grâce de connaître le Dieu de l’alliance et de la paix.

Le Pont des Chaînes, outre le fait d’être le plus célèbre, est aussi le plus ancien de cette ville. Plusieurs générations l’ont traversé. Il nous invite ainsi à faire mémoire du passé. Nous y trouverons souffrances et obscurités, incompréhensions et persécutions mais, en allant aux racines, nous découvrirons un plus grand patrimoine spirituel commun. C’est là le trésor qui nous permet de construire ensemble un avenir différent. Je pense aussi avec émotion à de nombreuses figures d’amis de Dieu qui ont irradié sa lumière dans les nuits du monde. Je cite, entre autres, un grand poète de ce pays, Miklós Radnóti, dont la carrière brillante a été brisée par la haine aveugle de ceux qui, seulement parce qu’il était d’origine juive, lui ont d’abord interdit d’enseigner et l’ont ensuite enlevé à sa famille.

Enfermé dans un camp de concentration, l’abîme le plus obscur et dépravé de l’humanité, il a continué à écrire des poésies jusqu’à sa mort. Son Carnet de Bor est l’unique recueil poétique qui a survécu à la Shoah: il témoigne de la force de croire à la chaleur de l’amour dans le froid du lager et d’illuminer l’obscurité de la haine avec la lumière de la foi. L’auteur, étouffé par les chaînes qui lui oppressaient l’âme, a trouvé dans une liberté supérieure le courage d’écrire: «Captif, de tout espoir j’ai appris la mesure» (Carnet de Bor, Lettre à sa femme). Et il a posé une question qui résonne encore pour nous aujourd’hui: «Et toi comment vis-tu? Trouve-t-elle écho, ta voix, dans cette époque?» (Route abrupte, Première Églogue). Nos voix, chers frères, ne peuvent que se faire l’écho de cette Parole que le Ciel nous a donnée, écho d’espérance et de paix. Et même si nous ne sommes pas écoutés, ou si nous sommes incompris, ne démentons jamais par les faits la Révélation dont nous sommes témoins.

A la fin, dans la solitude désolée du camp de concentration, alors qu’il se rendait compte que sa vie s’en allait, Radnóti a écrit: «Moi-même je suis racine à présent… J’étais une fleur, je suis devenu racine» (Carnet de Bor, Racine). Nous sommes appelés, nous aussi, à devenir des racines. Nous cherchons souvent les fruits, les résultats, l’affirmation. Mais celui qui fait fructifier sa Parole en terre, avec la même douceur que la pluie qui fait germer le champ (cf. Isaïe 55, 10), nous rappelle que nos chemins de foi sont semences: des semences qui se transforment en racines souterraines, des racines qui alimentent la mémoire et font germer l’avenir. C’est ce que nous demande le Dieu de nos pères, car – comme l’écrivait un autre poète – «Dieu attend ailleurs, il attend tapi au fond de toute chose. En bas. Enfoui profondément. Là où sont les racines» (R.M. Rilke, Wladmir, le peintre des nuages). On rejoint la hauteur seulement si l’on est enraciné en profondeur. Enracinés dans l’écoute du Très-Haut et des autres, nous aiderons nos contemporains à s’accueillir et à s’aimer. C’est seulement lorsque nous serons des racines de paix et des germes d’unité que nous serons crédibles aux yeux du monde qui nous regarde, avec la nostalgie que fleurisse l’espérance. Merci et bon cheminement ensemble, merci ! Désolé si j’ai parlé assis, mais je n’ai pas 15 ans. Merci.

[1] NDLR. L’un des buts du voyage du pape François était de participer à la messe de clôture du 52e Congrès eucharistique international, tenu à Budapest du 5 au 12 septembre 2021.

Remarques de l’éditeur

Source : Vatican

Transcription des deux premières interventions par la rédaction de Relations judéo-chrétiennes à partir de l’enregistrement vidéo.