24e Commémoration chrétienne de la Shoah à l'Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal
Jean Duhaime
La 24e commémoration chrétienne de la Shoah, une initiative du Dialogue judéo-chrétien de Montréal, s"est tenue le 15 mai dernier à l"Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal, en présence de plusieurs survivants de la Shoah et de membres de la communauté juive. La cérémonie était intégrée à la messe dominicale de la Pentecôte.
Au cours de la procession d"entrée, M. Jack Dym, président du Centre Commémoratif de l"Holocauste à Montréal a porté la flamme du souvenir, symbole de la mémoire éternelle que la communauté juive veut préserver de cette catastrophe, non seulement pour en honorer les victimes innocentes, mais aussi pour rappeler au monde son devoir d"humanité et de solidarité.
Dans son allocution d"ouverture, le P. Jean-Pierre Aumont, recteur de l"Oratoire, a souligné le sens de l"événement : « Durant la deuxième guerre mondiale, dans des camps comme celui d"Auschwitz, les nazis ont exterminé six millions de juifs et de nombreuses autres personnes dans une catastrophe sans précédent. Cette catastrophe est souvent appelée l"Holocauste, mais les juifs l"appellent plutôt la Shoah, "la tempête dévastatrice". Elle est survenue dans des pays "de longue tradition chrétienne" et l"Église continue à s"en repentir. Aujourd"hui, a-t-il poursuivi, comme chrétiens, et avec des représentants de la communauté juive et de ceux d"autres religions, nous voulons exprimer notre compassion pour l"immense souffrance des victimes et des survivants de la Shoah, dans ce lieu de prière où nous accueillons toutes les formes de souffrances. »
La première lecture, tirée des Actes des Apôtres (2, 1-11), rapporte comment, à la faveur d"un violent coup de vent, les apôtres, « remplis de l"Esprit Saint », se mirent à proclamer les merveilles de Dieu en diverses langues. Invité à commenter ce texte, le rabbin Leigh Lerner, du Temple Emanu-El-Beth Sholom, a rappelé que la fête de la Pentecôte est basée sur la célébration juive du don de la Torah au Sinaï, célébrée quarante-neuf jours après la Pâque : « La lecture [...] des Actes des apôtres, indique comment le Saint-Esprit a rempli les premiers disciples de Jésus, leur donnant la capacité de parler dans d"autres langues et d"entendre les choses merveilleuses de Dieu dans leur propre langue. Ceci, aussi, reflète un vieil enseignement rabbinique d"après lequel, quand la Torah a été donnée, Dieu ne l"a pas donné seulement en hébreu. La légende dit que Dieu a donné la Torah dans 70 langues au mont Sinaï, et nous interprétons toujours "70 langues" dans le sens de "chaque langue du monde". Les Dix commandements, la Torah, la Bible appartiennent à tout le monde, et chaque personne peut entendre leur message. »
Le rabbin Lerner a ensuite rapproché le vent violent de la Pentecôte d"autres passages de la Bible et de la tempête dévastatrice de la Shoah : « Le vent de la Pentecôte a apporté de bonnes nouvelles, mais la Bible mentionne aussi un autre vent violent, le tourbillon de la destruction. En parlant de la communauté juive en exil, Isaïe (54,11) dit: "Malheureuse, battue de la tempête, et que nul ne console!" De même, après avoir presque complètement détruit le pauvre Job, Dieu lui parle en se manifestant dans un tourbillon, symbole du chaos de sa vie (Jb 38,1). Et quel est le mot qui décrit la destruction que Job a vue ? Shoah. Aujourd"hui nous nous rappelons que les bonnes nouvelles ne sont pas les seules à venir sur les ailes du vent. Les vents de l"Histoire ont également soufflé avec une force destructrice. Six millions de juifs ont été détruits par les Nazis et par ceux qui ont coopéré avec eux. Même maintenant nous respirons la poussière de leurs cendres. Pour arrêter cette destruction, trop peu de voix se sont élevées dans les soixante-dix langues du monde.[...] »
Mais le vent est aussi évoqué dans la seconde lecture, un extrait de l"Évangile selon St-Jean (20,19-23), que le rabbin Lerner a expliqué comme suit : « Jean nous dit que Jésus a transmis le Saint-Esprit avec son souffle, tellement plus silencieux et plus doux que le vent violent des Actes. De même, si Moïse a entendu Dieu au milieu du tonnerre, Élie a trouvé Dieu non pas dans le tonnerre et dans le tremblement de terre, mais dans une voix douce et légère. En ce jour, tandis que nous commémorons les six millions de morts, laissons la voix douce et légère de Dieu parler à la conscience de chaque être humain. Laissons-le dire, jamais plus une Shoah, jamais plus un génocide. Nous n"avons pas entendu cette voix en Europe Nazie, ni au Cambodge, ni en Bosnie, ni au Rwanda. Elle crie maintenant dans la région du Darfour au Soudan: sommes-nous toujours aussi sourds? Kol demama daka - que la voix douce et légère soit entendue dans chacune de nos langues, et que notre souvenir de la Shoah nous rappelle que la différence entre la vie et la mort de peuples entiers peut dépendre de la capacité de chaque personne, ici et dans le monde entier, de protester haut et fort, dans n"importe quelle langue. Jamais plus une Shoah du peuple juif. Jamais plus une Shoah d"aucun peuple. »
Le rite de commémoration a été amorcé par une intervention de Ann Ungar, fille de survivants de la Shoah et directrice du Centre Commémoratif de l"Holocauste à Montréal. Elle a rappelé que « l"Holocauste est un événement qui transcende la différence, c"est une histoire qui se rapporte à notre humanité commune, ainsi qu"au déficit d"humanité qui a caractérisé la réaction de la majeure partie du monde. »
Soulignant le devoir de mémoire auquel se consacre le Centre commémoratif de l"Holocauste, elle a voulu rappeler que « derrière cette tragédie il existe également un histoire d"espérance : Aujourd"hui, alors que nous nous sommes assis côte à côte dans cette demeure de Dieu, souvenons-nous de l"horreur, mais surtout n"oublions pas les héros dont les cœurs triomphèrent de la haine. »
« Je me souviendrai, a poursuivi Ann Ungar, de ces héros non-juifs qui, souvent guidés par une foi ardente, risquèrent leur vie pour sauver des juifs d"une mort certaine. Je me souviendrai du père Roger Braun, du Père Pierre Chaillet, du Père jean Fleury, du Père Jacob Raile et du Père Henri Revol. Je me souviendrai de la Mère Borkowska, de la Mère Maria et de la Mère Filomena. Ces justes ont sauvé des vies non seulement en offrant de la nourriture et un refuge, mais également avec le cœur, avec de l"empathie, avec une prière. »
Elle a également rappelé la mise en garde d"Edmund Burke : «Pour que le Mal triomphe, il suffit seulement aux hommes de bonnes volonté de ne pas agir », à laquelle elle ajouté : « Ce qui est nécessaire pour le triomphe du Bien consiste à ce que des femmes et des hommes décents aient le courage de se tenir debout et de s"insurger face à l"oppression, à la persécution, ainsi qu"à toutes les formes d"intolérance. » Forte de cette conviction, elle a invité les membres de l"assemblée à faire front commun dans cette cause: « [...]Nous tous, et chacun de nous, pouvons agir comme une force morale dans le monde. Souvenons-nous que nous pouvons choisir de ne pas rester de simples spectateurs. [...] Quittons-nous aujourd"hui avec le sentiment d"être devenus meilleurs parce que nous avons choisi d"être ensemble pour témoigner, et surtout plus forts parce que nous nous sommes souvenus non seulement de l"horreur mais surtout de l"espoir, de cet espoir qui nous enseigne que pouvons faire la différence en nous souvenant, que nous pouvons faire la différence en honorant la sainteté et la dignité de toute vie humaine. »
On a pu entendre également le témoignage de Thérèse Klein, une enfant de la guerre qui a raconté comment elle et trois autres membres de sa famille ont survécu à la tragédie de la Shoah, alors que toute leur parenté a été décimée. Elle a connu l"occupation de Paris et a vu l"éteau se resserrer autour de la communauté juive : « [...] Rafales de nouvelles lois : restrictions et tickets alimentaires, les Français de religion juive (après les Allemands juifs, Tchèques juifs, Polonais juifs, etc.) n"ont plus le droit d"exercer de professions libérales. La mention Juif est imprimée sur les cartes d"identité, cartes d"alimentation. Interdiction aux Juifs de sortir après cinq heures du soir. On voit apparaître aux devantures de certains magasins des pancartes où il est inscrit: Interdit aux juifs, aux noirs et aux chiens. Interdit de prendre le train. Les commerçants et artisans devaient afficher une pancarte jaune : entreprise juive, puis une rouge indiquant qu"un inspecteur les surveillait. »
Sa famille a survécu dans un petit village du sud de la France, avec d"autres réfugiés, où elle a échappé à la déportation grâce à l"audace de sa mère : « Et puis, nouveau coup de tonnerre, mes parents ont reçu un ordre de départ. On devait se rendre dans un château, mais on savait que ce château était l"antichambre du départ vers un camp de concentration. Ma mère s"est présentée à la Kommandantur de la grande ville la plus proche pour demander un sursis et l"a obtenu. » Son témoignage s"est achevé par l"évocation de la libération et de la découverte de l"ampleur de la dévastation qui a touché ses proches : « Et puis, après quatre années d"occupation, ce fut la Libération de Paris... et notre retour. Plus d"appartement : Il avait été vidé et était occupé. Nous n"avions plus rien. Il fallait tout recommencer, mais nous, nous étions ensemble, nous quatre. D"une très grande famille, nous étions les seuls. Grands parents, oncles, tantes, cousins, cousines, avaient disparus dans les camp, plus d"une centaine de personnes. »
Selon le rite en usage dans la communauté juive, des participants ont ensuite allumé à la flamme du souvenir six bougies commémoratives pour les six millions de victimes juives de la Shaoh et une septième pour les autres victimes de la Shoah et de toutes les tragédies provoquées par la haine et l"exclusion. Ce geste était accompagné de chants et de prières « pour ceux qui ont souffert et qui sont morts pendant la Shoah, [...] ceux qui ont survécu et qui se sont construit une nouvelle vie, et qui sont aujourd"hui les témoins des ténèbres de ce mal sans précédent ». On aussi prié pour « un million d"autres victimes de la Shoah - Noirs, tsiganes, personnes handicapées ou homosexuelles » et pour « toutes les victimes des tragédies de masses d"hier et d"aujourd"hui, » particulièrement les personnes « persécutées à cause de leur origine, de leur culture ou de leur religion et celles qui sont déplacées ou exilées par les guerres et les conflits ethniques. » La prière s"est achevée par la demande de la paix : « Nous prions enfin pour le don de la paix, pour ce Shalom qui vient de Toi. Nous cherchons la paix avec Toi, ô Dieu, dans nos cœurs, la paix les uns avec les autres, la paix de Jérusalem et la paix dans le monde entier. »
À la fin de la liturgie, le P. Aumont a conclu par un voeu inspiré du poète Didier Rimaud : « À force de colombe, à force de courage, en faisant taire le mensonge, nous libérerons la liberté. Et ils viendront, les jours de justice, de réconciliation et de paix. » En écho, le rabbin Lerner a alors récité le Kaddish, la prière que des juifs qui ont perdu un être cher et qui se termine également sur le souhait de la paix : « Que Celui qui établit la paix dans les cieux la laisse descendre sur nous, sur tout Israël et sur le monde entier, et nous disons: Amen. » Ces paroles ont été reprises sous forme de chant, en hébreu, par Rachelle Shubert, la cantor invitée, et par toute l"assemblée.
Cette commémoration chrétienne de la Shoah, la plus importante dans l"histoire du Dialogue judéo-chrétien de Montréal, a été également rehaussée par la participation des Petits chanteurs du Mont-Royal et et celle de Philippe Bélanger, titulaire des orgues de l"Oratoire. Plus de 1600 personnes ont partagé cette célébration, que plusieurs ont prolongée par une recontre amicale.